La fille du faïencier
LA JEUNESSE.
- Parce que je veux faire une écuelle pour ma poupée.
- C’est pas comme ça ! Il faut la tourner.
- Moi je veux la faire avec mes mains !
- Tu vas voir ta mère, si tu te salis... ce n’est plus de la terre, c’est de la boue. Tu as mis trop d’eau. Montre-moi.
- Mais laisse-moi... Je veux faire toute seule !
Marie Denise Bérardier, malgré ses douze ans et demi, avait bien du mal à faire entendre raison à sa petite cousine. Allant sur ses cinq ans, Marie Elisabeth Caussy savait ce qu’elle voulait et affichait déjà un caractère très affirmé.
- Je vais la mettre à sécher sur la planche et mon père, il la fera cuire avec les autres.
Marie Denise l’aurait bien laissée là, mais elle se devait de rester avec elle pour la surveiller. En ce beau dimanche, le premier du printemps, les ateliers étaient vides et les enfants pouvaient à loisir se promener dans la tournerie et la moulerie du rez-de-chaussée, à condition de ne rien déranger, de ne rien abîmer. Neuf tours occupaient le devant des trois pièces, bien en face des fenêtres, tandis que les murs des côtés et du fond étaient garnis de rayonnages échelonnés sur toute la hauteur, occupés par des planches volantes de cinq pieds de long. Sur plus de la moitié s’étalaient des douzaines de pièces, pots d’apothicaire, à confiture, à eau, à pommade, moutardiers, écuelles, gobelets, compotiers, vases, beurriers, soupières ou cafetières. Tournées cette semaine, elles seraient rachevées la semaine suivante, avant qu’elles ne soient trop sèches.
Encore une semaine à séjourner sur ces planches, le temps que s’évapore le plus possible de l’eau contenue dans la terre, et ces pièces en cru seraient prêtes à passer au four pour une première cuisson. Il ne s’agissait pas d’aller abîmer le travail des tourneurs par des jeux malencontreux. Et il ne fallait pas espérer cacher un accident, les débris d’une pièce heurtée par inadvertance, car chacun tenait ses comptes et savait où il en était : les tourneurs étaient rémunérés au cent, soit huit petites douzaines plus quatre pièces pour la casse. Ils tenaient à jour leur carnet de semaine et touchaient leurs gages à la quinzaine.
A côté de chaque tour se trouvait un cuvier de terre prête à travailler, blanche pour la faïence, rouge et blanche pour le brun réfractaire, argile pour la poterie vernissée, dans laquelle Marie Elisabeth avait puisé une petite boule. Chacun des tours était accompagné d’une cuvette où avait décanté une eau terreuse, servant à tremper l’éponge et à mouiller le tour. Marie Elisabeth en avait abusé et Marie Denise avait toutes les peines du monde à l’empêcher de se salir.
- Viens, il fait soleil, on va plutôt s’amuser dehors !
- Non, moi je fais du travail !
- Si c’est ça, je remonte et je te laisse toute seule.
Au premier étage, le reste de la famille s’attardait à table, plaisantant avec toute l’insouciance de son jeune âge sur les petits et les grands événements du moment. Le plus âgé, et de loin, était le maître de la manufacture de faïence, Pierre Clément Caussy qui, à trente et un ans passés, avait la lourde charge de veiller sur son petit monde, tout en menant d’une main ferme la maison sur la voie de la prospérité. Propriétaire de l’établissement, Marie Jeanne Bellevaux, sa jeune épouse de vingt-deux ans, tenait sur ses genoux son petit Pierre Jean, qui venait de prendre quinze mois. Ils riaient de toutes les histoires que leur racontait Pierre Bellevaux, le frère de Marie Jeanne. Ce dernier, qui n’avait que seize ans lors du partage de la faïencerie en 1753, en avait laissé à sa sœur et à son beau-frère la propriété, préférant une rente foncière.
Il touchait ainsi plus de sept cents livres de rente par an, tout en continuant à loger à la “Grande Maison”, comme on appelait la faïencerie dans toute la Cornouaille. Maintenant âgé de dix-neuf ans, il était connu à Quimper et en toute la contrée pour sa prodigalité, son sens de la fête, ses facéties et sa bonne humeur. Pourtant, les jeunes faïenciers ne voyaient pas d’un bon œil la compagnie dont il s’entourait et qui l’aidait à dépenser dans les cabarets l’argent qu’ils lui versaient tous les six mois sans qu’il connût le mal de le gagner. Il n’étudiait plus guère, ne se rendait plus à la messe que rarement et ne faisait pas honneur à la réputation dont jouissait d’ordinaire la famille des manufacturiers de Locmaria. Mais il avait tellement bon fond...
- Du coup l’apothicaire a retrouvé son enseigne pendue à l’auberge de la rue Toul al Laër et il a rendu au cordonnier de la rue Keréon celle qu’on avait accrochée chez lui.
- Et il ne s’est pas plaint auprès de la communauté ?
- Oh, ce n’est pas méchant, il faut bien s’amuser un peu !
- Crois-tu que ça l’a beaucoup amusé ? S’il apprend qui a fait ça, je pense qu’il saura nous en parler, au moment de venir acheter ses pots.
- Bah, ne crains rien, je n’étais pas tout seul et il sait bien que la jeunesse en prend à son aise la nuit, quand elle sort des tavernes. C’est l’habitude.
Le récit de ces aventures nocturnes amusait beaucoup Jean-Baptiste Bérardier, le cousin de Pierre Bellevaux, plus jeune que lui puisqu’il n’avait encore que seize ans et demi. Mais il ne lui ressemblait en aucun point : autant Pierre était velléitaire, autant Jean-Baptiste était opiniâtre et s’accrochait à son ouvrage et à ses études, autant l’un était frivole et négligent, autant l’autre était organisé et rigoureux, autant le premier vivait au jour le jour, autant le second réfléchissait à son avenir. A la mort de leur grand-mère, en février 1753, les deux jeunes Bérardier étaient passés sous la tutelle de leur mère, Marie Elisabeth Bousquet, veuve Bérardier. Mais hélas, celle-ci s’était éteinte peu après, en juillet 1753.
La mort de leur mère les laissait totalement orphelins et tandis qu’on émancipait l’aîné Denis, tout juste âgé de dix-huit ans, qui suivait des études de prêtrise à la Sorbonne de Paris, on plaçait les deux plus jeunes sous la conduite de Pierre Clément Caussy. Celui-ci, depuis deux ans et demi, s’occupait d’eux comme un père, ou plutôt comme un grand frère, les hébergeant dans sa maison, leur procurant un précepteur, enseignant à Jean-Baptiste le métier de la faïence. Il avait des raisons à cela, car il prévoyait l’avenir.
En effet, à Rouen, ses parents vieillissaient et il était devenu leur seul héritier. Sa sœur, à qui il pensait abandonner la manufacture familiale pour qu’elle fît un bon mariage, était décédée célibataire six ans plus tôt, en février 1750. Quant à Paul, son frère aîné, il était mort en octobre 1753 à son poste de curé de Saint-Didier, au diocèse d’Evreux. Il ne restait plus que lui et il appréhendait le moment où il se trouverait en charge des deux manufactures de Rouen et Locmaria, et obligé de choisir. Voilà pourquoi il se dépêchait de former un autre membre de la famille au métier. La logique voulait que ce fût Pierre Bellevaux mais il était à désespérer. Pierre Clément misait donc tous ses espoirs sur Jean-Baptiste Bérardier, plus studieux et plus apte à mener la cinquantaine d’ouvriers qui œuvraient dans les murs de la fabrique.
Lors du partage des grands-parents Bousquet en 1753, si les Bellevaux pour leur part avaient reçu la manufacture et ses dépendances, les Bérardier pour la leur avaient hérité de toutes les maisons, neuves et anciennes, disséminées sur le terroir de Locmaria, dans la rue Froide, la rue Haute, la rue de Penanguer, la rue de Bourliboux, la place de l’église, le Parc Michel, y compris le manoir de Rosmaria et le Mont Frugy. Les deux lots s’équivalaient. Mais les Bérardier, par la mort de leur mère, n’avaient pu aller habiter le manoir de Rosmaria comme prévu et Pierre Clément Caussy, les ayant gardés chez lui, s’était occupé de louer tous leurs biens, un à un. Joseph Poulmarch avait pris à bail une partie du manoir et un verger pour sept ans, commencés à la Saint-Jean-Baptiste 1754.
Plusieurs ouvriers de la manufacture logeaient dans la spacieuse Maison de la Fontaine, divisée en huit appartements, alors que la maison de la place accueillait quatre familles. La maison de Bourliboux était louée à deux négociants qui y pratiquaient leur commerce tandis que les maisons de la rue Froide abritaient des pêcheurs de Locmaria. Enfin, le tuteur faisait pour le mieux dans l’intérêt de ses pupilles. Il était pour cela aidé par le curateur des enfants, le sieur Cossoul, maire de la cité, devenu un ami de la famille. Celui-ci avait procédé au nom des mineurs, quelques mois auparavant, à leur aveu auprès de la sénéchaussée du prieuré et avait acquitté grâce à leurs revenus le rachat dû, suite à l’héritage. Les Bellevaux, de leur côté, n’en avaient encore rien fait.
- Ce n’est pas tout de rire, Pierre, il est grand temps de déclarer aveu et de payer notre rachat, la prieure me l’a encore rappelé ce matin. As-tu mis de l’argent de côté ?
- Une année de revenus, ce n’est pas rien ! On pourrait peut-être demander une réduction ?
- Tu n’as pourtant guère de frais ici, tu es nourri, logé, et ton argent ne te sert qu’à t’amuser. Tu gagnes plus à ne rien faire que ton père ne gagnait pour diriger la manufacture.
- Eh bien tu n’as qu’à prendre tout mon terme de Pâques, ce sera déjà la moitié de payée.
- Un peu plus, si j’obtiens ce que j’espère : je compte demander à la prieure une réduction du tiers, pour les grosses réparations à effectuer à la manufacture.
- Quelles réparations ?
- C’est vrai que ça ne t’inquiète guère ! Tu n’as pas vu l’état des fours et des moulins ? Ils ont près de cinquante ans et il va même falloir songer à les reconstruire entièrement.
- Si, je les regarde, mais je ne vois pas ce qu’ils ont de changé depuis mon grand-père.
- Ils s’usent, Pierre, ils s’usent. Au moulin, les maginets sont fendus et écornés, les meules sont usées et à changer, la grande roue perd ses alluchons, les barreaux des lanternes cassent chacun à leur tour, le bois est vermoulu.
- Cela n’empêche pas la fabrique de tourner.
- Non, par miracle ! Mais il faut sans cesse réparer, ce n’est pas du bon travail. Quant aux fours, ils sont calcinés et menacent ruine. A chaque cuite, je crains qu’ils s’écroulent. De plus, ils sont trop petits et peu rentables.
- Mais ils ont toujours été comme ça !
- Je sais, à Rouen aussi, ils sont comme ça. Sauf chez mes parents, où mon père en a reconstruit deux à la mode du Languedoc, un tout petit pour le biscuit et un moyen pour la faïence. Il lui reste un grand, à gril, édifié par mon grand-père, mais il contient moins que le moyen avec sa gorge. Sans compter que l’on doit y monter la température plus haut, ce qui coûte plus de temps et plus de bois. Ces deux denrées sont rares et chères et je pourrais profiter d’une reconstruction pour avoir moi aussi des fours à gorge.
- Mais il faudrait beaucoup d’argent pour tout cela !
Marie Jeanne avait une confiance aveugle en son mari, qui dirigeait ses biens et les mettait en valeur. Mais elle savait aussi les charges qui pesaient sur lui : la rente de sept cents livres à servir chaque année à son frère, les chef-rentes dues à la seigneurie, une rente féagère et une rente constituée dues à d’anciens vendeurs de biens immobiliers, plus le prix du rachat dont le paiement était repoussé depuis trois ans déjà et qui monterait entre neuf cents et quatorze cents livres, selon le bon vouloir de la prieure. De plus, la nouvelle de la déclaration de guerre avec l’Angleterre était mauvaise à double titre : d’une part, il fallait craindre une baisse du commerce avec les îles d’Amérique au départ de Lorient, Port-Louis et Nantes, où la manufacture envoyait des paniers de faïence par une flottille de barques de pêche, qui rentabilisaient ainsi leur voyage en embarquant deux ou trois tonneaux à la fois. D’autre part, le roi avait remis à l’ordre du jour la taxation des vingtièmes pour financer la guerre. Cet impôt, qui frappait tous les revenus, les diminuait d’autant. Marie Jeanne se demandait si, dans ces conditions, il était opportun de s’endetter pour réinvestir dans l’amélioration de la faïencerie. Ne valait-il pas mieux attendre ?
- Oui Marie Jeanne, il faudra beaucoup d’argent, mais cela vaut la peine : le mois dernier, la communauté de Quimper a pris la décision d’abattre la pile de l’ancien pont tournant et de construire un quai pour prolonger le port. J’ai vu les plans, il arrivera juste devant notre porte. Si ce n’est pas un clin d’œil de la Providence... ?
Pierre Bellevaux ouvrit des yeux étonnés :
- J’en ai entendu parler en ville, ils vont détruire notre jeu de mail. Mais qu’est-ce que ça changerait pour nos faïences ?
- Décidément, tu t’y entends mieux pour dépenser l’argent que pour le gagner. Ça ne fait rien, Pierre, va donc jouer au mail avec Jean-Baptiste, avant qu’on le détruise pour bâtir le quai. Pendant ce temps je vais rédiger un brouillon pour notre aveu au prieuré. Je vais prendre modèle sur l’acte de partage.
Pierre Clément s’installa à son secrétaire, y prit une écritoire de faïence aux tons ocres veinés de noir, qu’il tenait de son père, saisit un cahier de parchemin couvert d’une fine écriture de notaire et une feuille de gros papier, celui dont il se servait habituellement pour s’essayer à de nouveaux dessins qu’il créait pour la faïence. Il passa ainsi l’après-midi à rédiger l’aveu et à en calculer le rachat. Marie Jeanne était sortie prendre l’air avec Marie Elisabeth et Marie Denise, le temps que le petit faisait la sieste. Thérèse Bureau, la domestique, restait pour le surveiller. Celle-ci, devenue veuve de François Chauroy, le maître de barque, s’était embauchée à la manufacture où, plus encore que de servante, elle jouait pour la famille le rôle de grand-mère. Avec le maître, elle était la seule personne majeure de la maisonnée.
* * *
- C’est bien, ces pavés
dans la cour. Il ne doit plus y avoir de boue en hiver comme avant.
- C’était nécessaire, on en traînait partout dès qu’il pleuvait. Déjà qu’il y a l’eau de la cuve...
- A Rennes, c’est pareil, ils ont bien fait les choses, tous les parcours sont à l’abri. Ils y ont mis de l’argent.
- En pure perte, si je t’entends bien.
- Pour le moment oui !
Mathurin Jugan rentrait de Rennes où il venait de travailler sept ans. Parti de Locmaria peu avant la mort de Pierre Bousquet, il s’était embauché comme tourneur dès les débuts de la fabrique lancée par le sieur de Charmoy et tenue par Jean Forasassi. Il avait continué avec la société qui avait repris l’affaire en juillet 1752, mais l’entreprise, sous la conduite du sieur Duval, son commis, avait bien du mal à se soutenir. On n’y produisait encore que de l’utilitaire, surtout des pièces pour la cuisson des aliments, fort peu décorées. Pierre Clément n’avait guère souffert de cette concurrence jusqu’ici :
- On m’a dit que Jacques Bocheron devait quitter Nantes à la fin mars pour aller travailler à Rennes. Tu l’as vu ?
- Je pense bien, c’est lui qui a pris la place sur mon tour. Je n’ai juste eu que le temps de lui dire bonjour avant de partir. Mais il m’a chargé de bien te saluer de sa part.
- Respirait-il la richesse ?
- Pas à l’étouffer en tout cas, ou alors il cachait bien son jeu. Rien qu’à voir comme il était vêtu...
- Décidément, il ne changera pas. Déjà quand il était à Rouen, il tirait toujours le diable par la queue, alors qu’il avait de l’or dans les mains. Ah, la taverne et le tabac... !
A Rouen, les Bocheron de père en fils étaient tourneurs en faïence blanche, le plus fin travail de tournage. Mais les manufactures de Rouen éprouvaient des difficultés à vendre leur faïence froide et s’orientaient de plus en plus vers la faïence chaude, plus grossière et moins délicate à fabriquer. Tourner le brun était moins recherché et Jacques avait décidé de tenter sa chance ailleurs comme nombre de ses collègues, orientant ses pas vers l’ouest. Les toutes jeunes faïenceries, en installant leur four au cœur de zones de chalandise mal approvisionnées, lançaient leur propre ligne de faïence blanche qui offrait des perspectives d’embauche.
Ainsi de celles de Nantes créées en 1752, l’une sous la raison sociale “Leroy de Montillier et Cie”, l’autre par les sieurs Cacault et Mazure, et la troisième fondée en 1754 par le sieur Arnault. Ces établissements neufs attiraient plusieurs ouvriers normands, comme Jacques Bocheron ou son collègue Martin, venus là avec femmes et enfants. D’autres, comme Nicolas Mouton, avaient accompagné à Saint-Denis-sur-Sarthon, près d’Alençon, le Rouennais Pierre Pellevé qui, après avoir dirigé les débuts de la manufacture de Sinceny, avait allumé ce nouveau four en 1751, puis était reparti l’an passé.
- Et Bourgouin, tu l’as vu aussi ?
- Oui, il est arrivé de Rouen vers la Chandeleur, avec son petit matériel de peintre. Il remplaçait l’autre dans la chambre de peinture, près du fourneau. Evidemment, ce n’était pas à comparer avec la chambre des peintres d’ici : il était tout seul. Il avait dans la même pièce sa cuve au blanc, sa table à peindre, ses couleurs, son vernis liquide, ses rayons, enfin tout son nécessaire. Je l’ai vu à l’œuvre pendant deux mois.
- Et qu’est-ce qu’il peignait ? Du fin ?
- Non, rien que de la broderie, comme on la fait à Rouen, et du commun, pour mettre un peu de couleur sur la vaisselle d’usage. Ce n’est pas qu’il en peignait beaucoup, mais ces pièces-là avaient déjà meilleure mine que les autres.
Les Bourgouin, comme plusieurs autres, étaient des tourneurs venus de Nevers s’installer à Rouen à la fin du siècle précédent. Mais Jean Baptiste avait dérogé à la règle familiale et exercé le métier de peintre chez Pavie, à Rouen. Là-bas, le travail de peinture aussi se raréfiait, surtout le fin. Concurrencé par la finesse de la faïence anglaise, la délicatesse de la porcelaine, le chatoiement des faïences au petit feu venant de l’est, un plat de faïence richement décoré peinait à trouver preneur sur la place qui offrait son principal débouché : Paris. Il s’était ensuivi en 1753 une réduction des salaires des peintres qui avait engendré un long conflit entre eux et les maîtres de manufactures. Plusieurs, comme Bourgouin, étaient alors partis tenter leur chance ailleurs.
- Crois-tu que cette manufacture puisse bientôt nous porter ombrage ?
- Manufacture, c’est un bien grand mot, monsieur Caussy. Avec quatre journaliers pour préparer la terre et la cuire, un mouleur, un tourneur et un peintre pour réaliser les pièces, comparé à ici, cela n’en fait guère qu’un atelier. D’ailleurs, il y a moins de deux ans, je me rappelle, c’était en août 1754, le fils Malétra est venu de Rouen par la messagerie avec un compagnon, visiter notre fabrique. Il devait la reprendre, mais finalement il a trouvé qu’elle n’avait guère d’avenir et ils s’en sont retournés à Rouen.
- Voilà qui me rassure ! Et les deux autres ?
- Oh ! Celle de Julien Noblet n’est qu’une fabrique de brun pour la cuisine et celle d’Alexandre Tutrel fabrique aussi du blanc, mais elle n’est pas plus développée que celle du Pavé-Saint-Laurent ; et surtout, elle est bien endettée !
Depuis quelques années, le royaume voyait fleurir sur son sol une nuée de fabriques, consacrant la suprématie de la vaisselle de faïence sur la majorité des tables françaises. Dans l’ouest, Pierre Clément Caussy en comptait déjà trois à Nantes et autant à Rennes, plus celle de Saint-Denis-sur-Sarthon, tandis qu’à Malicorne, sous Le Mans, Loiseau, un ancien ouvrier de Saint-Christophe-sur-le-Nais, avait obtenu dès 1747 son privilège. La Rochelle avait aussi sa faïencerie, qui se mettait en état d’approvisionner les navires de la Compagnie des Indes. Mais avec ce conflit contre l’Angleterre, ceux qui comptaient sur ce commerce souffraient. Les bateaux ne se rendaient plus librement en Amérique et, en ce mois d’avril, la situation ne laissait guère augurer d’amélioration rapide. Les faïenceries devaient donc chercher à écouler leur production dans leur arrière-pays, et ce qui gênait le plus Pierre Clément n’était pas tous ces établissements éloignés de Locmaria d’au moins trente lieues et plutôt tournés vers la faïence chaude et le commun. Celui qui l’inquiétait le plus était à sa porte : Louis Béchennec et ses deux fils Jacques et Yves, ses anciens ouvriers, s’étaient établis à Rédéné, à côté de Quimperlé.
Au début de 1750, le père, un an après y avoir installé son atelier de poterie, était mort. Ses fils avaient poursuivi et depuis peu se lançaient dans la faïence. Ayant travaillé à la Grande Maison, ils en connaissaient presque tous les secrets et leurs lignes de produits étaient les mêmes qu’à Locmaria : pipes, poteries et faïences. Heureusement, ils n’avaient pas eu le temps, avant de quitter, d’apprendre le secret de fabriquer le blanc-brun. C’était une création du grand-père Caussy à Rouen et Pierre Clément en avait apporté la technique à Locmaria.
Entre la terre réfractaire qui composait les plats bruns destinés à la cuisson et la terre à faïence blanche qui donnait la vaisselle de table, le blanc-brun permettait à la fois de tenir les plats au feu sur le potager et de les présenter au service à table. La demande était forte, mais encore fallait-il en trouver le secret : la terre blanche portait un bel émail blanc étanche, la terre rouge réfractaire résistait au feu. On devait les mélanger, tout était une question de dosage, que Pierre Clément maîtrisait parfaitement. Le fond, exposé à la chaleur, était recouvert d’un émail mêlé de manganèse, peu fusible, tandis que l’endroit présentait un émail blanc pur assez tendre, qui pouvait même porter des motifs peints de diverses couleurs.
Sur ce sujet, les Béchennec ne contrarieraient pas ses ventes. Quant aux belles pièces peintes, Pierre Clément ne craignait pas la concurrence : le dessin, c’était son affaire ! Ses magasins s’illuminaient de faïences multicolores où se mêlaient les volutes, les feuilles d’acanthe, les coquillages, les cornes d’abondance, les papillons, les oiseaux et dragons chimériques ou les insectes au dessin précis tirés des planches de l’Histoire des insectes éditées par M. de Réaumur. Il avait un art consommé de la mise en scène et se permettait, sur ses plats, d’ajouter à la décoration habituelle : sur le bassin il cernait ses personnages, peints en camaïeu bleu, d’un riche écrin polychrome, touffu et imaginatif, puis ornait l’aile d’une bordure florale aérienne et régulière, qu’il ourlait encore d’une frise de dentelle aux couleurs variées.
- Alors Mathurin, tu es revenu pour rester ?
- Ma foi oui ! Non pas que Marguerite ne se plaisait pas à Rennes, mais c’est sa famille qui lui manquait.
- Et la tienne, elle ne te manque pas ?
- Oh, avec mon frère Julien, on ne fait que se croiser ! Il est arrivé de Nantes à la mi-mars pour faire la saison, quinze jours avant que je quitte Rennes.
- Quand on dit que les mouleurs trouvent toujours du travail ! Alors, la trouves-tu changée, la Grande Maison ?
- Ma foi, elle a encore grandi. Deux tours de plus, le cellier pavé et aménagé en chambre au blanc avec cinq cuves, le passage qui y conduit en sortant de la halle à fours, et l’escalier qui mène à la chambre des peintres juste au-dessus, tous les sols pavés... ça devient moderne !
- Et elle n’a pas fini de grandir, crois-moi ! Si tu restes, tu verras que nous la développerons encore. J’ai mon idée là-dessus. Alors, voilà ton nouveau tour, à toi de le garder si tu le veux.
Les deux hommes s’étaient mis d’accord sur les tarifs au cent de pièces : les pots à pommade seraient payés à Mathurin huit sols, les pots à eau tournazés trois livres, les pots de chambre d’une pièce, trente-quatre sols, les assiettes de trois pour deux, deux livres, les soupières brunes dix livres... C’était mieux qu’à Rennes. Il serra la main de Pierre Clément :
- Je le prends pour longtemps, monsieur Caussy, je vous le promets.
* * *
Maintenant, les trois fils de
Guillaume Eloury travaillaient à la manufacture, tandis que leur oncle
André était mort deux ans et demi plus tôt, en décembre
1753. Celui-ci avait eu le temps d’enseigner à ses deux plus jeunes neveux,
André et François, son métier de tourneur, tandis que l’aîné,
Guillaume, avait poursuivi dans la voie que lui avait montrée Pierre
Clément, celle de peintre en faïence, en laquelle il excellait.
Marié en octobre 1753 avec Laurence Pouliquen, la fille d’un pêcheur de la rue Basse, Guillaume demeurait en une chambre du manoir de Rosmaria. Il partageait les lieux avec le fermier, Joseph Poulmarch, et avec un compagnon de travail, Alain Le Quennec, devenu veuf en avril dernier. Lui-même y avait déjà connu la joie et la peine, ayant perdu son premier fils à l’âge de quinze jours et chérissant le second qui, en ce dernier jour de juillet, prenait tout juste dix mois.
- Vous comprenez, monsieur Caussy, avec le suivant qui s’annonce, nous y serions assez à l’étroit. Tandis que dans la maison de la place...
- Ah mais, tu ne perds pas de temps, toi ! Enfin, je n’y vois pas d’inconvénient, puisqu’une chambre sera libre à la Saint-Michel. Seulement, elle sera un peu plus chère...
- Oui je sais, mais elle sera plus commode aussi. Je tâcherai de travailler un peu plus longtemps le soir, pour nourrir ma petite famille.
- Fort bien, Guillaume, si tu es décidé, je vais donc te la réserver. Je vois que la descendance est assurée chez les Eloury, et le nom aussi.
Pierre Clément savait les liens d’estime et d’affection qui unissaient les familles Bousquet et Eloury depuis près de quarante ans. Il poursuivait avec les fils ce que les Bousquet avaient commencé avec les parents. Il ne manquait pas d’assister aux événements, heureux ou malheureux, de la famille. Ainsi, il irait bientôt au mariage de François, fixé au début de l’automne, saison plus calme pour la faïence, comme il était présent à celui de Guillaume trois ans plus tôt et d’André l’an passé.
Il les logeait tous : la mère, Jeanne Calvez, vivait avec son plus jeune fils dans la Maison de la Fontaine, du moins jusqu’au mariage de François, car il était prévu que celui-ci demeurerait ensuite chez son épouse, Marie Jeanne Paul, qui disposait, de moitié avec son frère, d’une maison dans la rue Basse, suffisamment grande pour abriter deux familles. Quant à André et sa femme, ils habitaient déjà la maison de la place.
Guillaume les rejoindrait donc bientôt.
- Chez vous aussi, monsieur Caussy : déjà une fille et un garçon !
- Ah mais, c’est que moi, je suis seul pour tout faire ! Je suis le dernier Caussy de ma branche.
Ils arrivèrent à la masure au bout de la rue Basse, ôtèrent la vieille chaîne rouillée qui retenait encore fermée la porte aux planches disjointes et pénétrèrent à l’intérieur. Il y faisait aussi clair qu’au-dehors, et pour cause : la toiture n’existait plus, les poutres vermoulues étaient mangées par les intempéries, les murs croulaient par endroits et les ronces envahissaient le sol de terre battue. Mais qu’importait : Pierre Clément ne venait pas d’acheter cette bicoque, laissée à l’abandon depuis des années, pour en faire une habitation, mais pour son terrain.
Celui-ci jouxtait la propriété de la Folie par les jardins et le premier but était d’agrandir le chantier à bois qui s’y trouvait. Le second, mais il n’était pas utile d’en parler trop vite, était d’annexer tout l’îlot de la Folie à la manufacture et d’en acquérir peu à peu tous les terrains. Il avait trop connu, à Rouen, le manque d’espace et les limites contraignantes qui empêchaient le développement de la manufacture familiale, pour laisser échapper ici toute occasion d’étendre l’aire de l’établissement. Sans compter qu’avec le projet du nouveau quai, le prix des terrains voisins risquait d’augmenter.
- Il faudra conserver le mur de façade, boucher les portes et les fenêtres et abattre les trois autres côtés. On pourra en récupérer les pierres pour rehausser les murs des jardins.
Ils entrèrent dans les hautes herbes qui transformaient le terrain en mer verte. Toutes les murailles de la clôture étaient ruinées, si ce n’est celle du nord, appartenant au chantier de la manufacture.
- On ouvrira le mur de séparation des jardins ?
- On l’abattra tout simplement.
- Mais c’est le seul qui est bon !
- Oui, mais pas à la bonne place. Je veux que les deux terrains n’en fassent plus qu’un, avec de hauts murs autour.
Pierre Clément suivait un plan et s’y tenait. La vieille maison voisine de Marie Morel, qui s’intercalait encore, avec son jardin et son verger, entre celle-ci et les terrains de la faïencerie, finirait bien un jour dans son escarcelle. Elle était aussi inhabitée depuis longtemps et nécessitait tant de réparations qu’elles ne seraient sans doute pas entreprises. En l’achetant, il arrondirait un peu plus les propriétés de la manufacture dans l’îlot de la Folie. Ne resteraient plus alors, le long de la rue Basse, que la haute maison des frère et sœur Paul avec son jardin, où habiterait François Eloury, et une longère de bâtiments flanquée d’une longue cour.
- On fauchera le jardin, puis on fera des tas de pierres triées, de celles qui sont tombées et des murs qu’on arasera jusqu’à trouver le niveau solide.
- Vous voulez qu’on les entasse de quel côté ?
- Tout du long vers la rue Haute, je veux remonter la clôture de ce côté à douze pieds de haut.
Avec le retour sur la rue du Stivel, il fallait compter environ soixante toises de murs à rehausser et à couronner, pour mettre à l’abri des regards et des vols le chantier à bois. Mais la tâche n’effrayait pas le jeune manufacturier. Lors de la morte-saison, il disposerait de main-d’œuvre pour procéder à tous ces travaux de destruction, de tri, puis de réédification, et en profiterait pour réorganiser cette partie de la fabrique.
Le climat général n’était pas à l’investissement, mais plutôt à la crainte de l’avenir. Le traité de Versailles, signé deux mois plus tôt avec l’Autriche, inclinait à envisager un durcissement du conflit, dans lequel la Prusse s’engageait aux côtés de l’Angleterre. Les fabricants mesuraient déjà l’incidence sur leur activité qu’aurait la perte de la Louisiane si le roi l’abandonnait à son triste sort face aux Anglais. Pourtant, Pierre Clément allait de l’avant, persuadé que les fabriques les plus fragiles disparaîtraient rapidement, laissant encore plus d’ouvrage aux plus fortes. Il misait sur la généralisation de la faïence jusque sur les plus humbles tables, qui en ferait disparaître l’étain, le remplaçant sous toutes ses formes.
Il voyait l’avenir en grand et accumulait les avantages, afin d’être prêt pour le moment où le commerce avec les îles françaises d’Amérique retrouverait son plein. Le nouveau quai serait déjà entrepris, voire même terminé, permettant le transbordement des matériaux à la porte même de la fabrique et le chargement des produits finis, sans mal et sans transport périlleux dans les ornières du chemin qui menait à la vieille cale du Pénity. Toutes les tâches s’en trouveraient simplifiées, le travail facilité. Quant aux terrains voisins de ce quai, ils ne manqueraient pas, une fois l’activité relancée, de trouver de la demande. Ceux qu’il pourrait acheter, quand bien même ils ne lui serviraient pas, ne seraient pas un mauvais placement.
Pierre Clément Caussy et Guillaume Eloury ressortirent sur la rue et replacèrent la vieille chaîne à l’utilité symbolique :
- Voilà du travail pour un moment ! Nous verrons cela cet automne.
Le soleil, descendu derrière les grands couvents de la Terre au Duc, éclairait encore de sa lumière dorée les franges de la nuit bleue qui descendait. Demain encore, la journée serait chaude.
* * *
“Maintenant, le brun constitue
le gros de la vente, les plats et les assiettes sont beaucoup plus rares. La
plupart des fabriques ne vendent plus tant de fin comme auparavant. Pour mon
compte, j’ai toujours ma clientèle, mais elle commande moins souvent
et par plus petites quantités. Mais quant au brun, le débit s’en
est aussi ralenti pour raison de la guerre, à cause que les bateaux ne
partent plus vers les îles d’Amérique qui faisaient le principal
commerce de notre industrie. Je crains que cela dure et mette en difficulté
nos faïenceries avant peu.”
Pierre Clément relisait encore une fois la lettre de son père, qui lui donnait des nouvelles de Rouen.
Celui-ci, choisi par ses confrères pour les représenter tant auprès des ouvriers que de l’Intendant, assurait en fait depuis plus de quinze ans le rôle de syndic de la profession en sa ville. Et en ce moment délicat, ce n’était pas facile : quand il y a du travail pour tous, personne ne songe à se plaindre, mais quand l’ouvrage vient à manquer, c’est toujours la faute de quelqu’un.
Il expliquait dans sa lettre que, depuis la baisse des tarifs trois ans plus tôt, de nombreux conflits émaillaient les relations entre les manufacturiers et leurs ouvriers. Ces derniers, les peintres surtout, faisaient preuve de mauvaise volonté, réclamaient de faire du fin qu’on ne pouvait leur donner, ou négligeaient leur ouvrage commun, ou encore s’abstenaient de venir pendant plusieurs jours, attendant que leur maître vînt les chercher afin de s’en faire prier. Cette classe d’ouvriers imaginait sans cesse quelque revendication : c’était pour les dessins qu’ils trouvaient trop longs à peindre, voulant compter le demi-fin pour du fin et le commun pour du demi-fin, ou ils simplifiaient insensiblement la broderie pour gagner du temps, étant payés aux pièces et, plus grave, ils prétendaient réserver l’accès à cette profession à leurs enfants et l’interdire à tout autre, imposant ainsi aux maîtres le choix de la main-d’œuvre. Cela était d’autant moins supportable que fort peu d’entre eux s’inscrivaient aux cours de l’école des beaux-arts de la ville, ils apprenaient “sur le tas”, d’abord en ombrant les dessins peints par leur père, puis en s’essayant à des dessins de commun sur les pièces et enfin en retraçant à l’infini les contours des motifs que l’emploi des poncifs indiquait en pointillés.
Nulle création dans tout cela et bien peu de peintres méritaient encore le nom d’artistes. Le conflit s’envenimait et il faudrait peut-être un jour en arriver à l’arbitrage de l’intendant. En attendant, des ouvriers quittaient Rouen en quête de meilleure fortune, les maîtres les remplaçaient par de jeunes élèves qu’il leur fallait encore former, des fours restaient éteints.
Dans sa lettre, le père Caussy déplorait cette situation, mais la trouvait utile, pour purger les mauvaises habitudes.
Il estimait que lorsque les ouvriers les plus indociles seraient partis ou toucheraient enfin du doigt les réalités, la profession pourrait à nouveau travailler sur des bases saines et, l’âge d’or oublié, s’attacher à l’âge d’argent de la faïence.
“Ton cousin Lamaury a installé sa mercerie rue Percière, paroisse de Saint-Martin-sur-Renelle, et le négoce est difficile pour lui aussi en ce moment. Sa petite famille se porte bien, il est content : avec ses deux enfants, il a eu le choix du roi.”
Ce cousin, plus vieux que lui d’à peine un an, était le préféré de Pierre Clément, parmi les enfants de son oncle Lamaury, dont il était l’aîné. Orphelins de père et de mère dès 1737, alors que Pierre Nicolas n’avait que treize ans, les quatre enfants Lamaury survivants, sur les sept qui étaient nés, avaient été placés sous la tutelle du père Caussy. Les trois plus jeunes étaient d’abord demeurés à Lyons, dans leur maison natale, sous la garde de leurs oncles et cousins, tous notables et fonctionnaires royaux de Lyons : Nicolas Pelletier, procureur aux sièges royaux, les Dujardin père et fils, tous deux avocats au parlement de Rouen, l’un bailli royal au bailliage de Charleval, l’autre avocat aux sièges royaux de Lyons et Charleval, Jacques Guérard, contrôleur des actes et exploits, ou Julien Allaire, huissier à cheval au Châtelet de Paris. Ils étaient sous bonne garde.
Quant à Pierre Nicolas, le père Caussy l’avait pris avec lui pour lui enseigner le métier de la faïence, il avait ainsi connu l’adolescence de Pierre Clément. Que de bons souvenirs ils avaient ensemble ! Pendant dix ans, ils avaient donc partagé la même chambre, la même vie, les mêmes parents. Puis chacun avait suivi sa route, Pierre Clément venant se marier à Locmaria, tandis que Pierre Nicolas vendait la maison familiale de Lyons et perdait son frère et une sœur. Puis sa vie sembla se calquer sur celle de son pauvre père : marié à Rouen en la même paroisse Saint-Etienne-des-Tonneliers en novembre 1752 avec une lointaine cousine Lamaury, il devint très tôt veuf. Dès le mois de mai 1754, il se remariait en l’église Saint-Jean, à Rouen, avec le père Caussy pour témoin.
Jeanne Rose Legendre, sa jeune épouse, lui avait déjà donné un fils, nommé Pierre Sébastien par son grand-père Legendre et par Françoise Lamaury, la mère de Pierre Clément Caussy, que Pierre Nicolas considérait un peu comme la sienne, puis une fille, Marie Madeleine Jeanne, née en février dernier. Pierre Clément était content pour lui. Cela montrait qu’en ce monde, le soleil alternait avec la pluie et que chacun devait tendre le dos pour laisser passer l’orage, en attendant son heure. C’était ce que lui-même faisait en ce moment.
Le mercier recevait des commandes particulières de meubles uniques qu’il concevait avec ses clients, mêlant les matières les plus précieuses comme l’ébène, le bronze, l’or en feuilles ou la porcelaine. Parfois, plus modestement, entraient dans les compositions du cuivre et de la faïence, pour ceux dont la bourse n’égalait pas l’orgueil ou l’envie de posséder de belles choses. Le mercier devait dessiner les lignes du meuble, imaginer son architecture, placer sur le dessin les objets rares qui raviraient l’œil, proposer les thèmes d’ornementation, montrer des gravures qui serviraient de base à la décoration et seraient reproduites soit sur le bois, soit sur la céramique, soit sur le métal. Une fois le commanditaire d’accord sur le tout, il restait au mercier à faire travailler les meilleurs artisans à cette commande et à y tenir la main. Cette activité était la plus lucrative de ce commerce car les clients, aisés et désireux d’en imposer à leurs invités, n’étaient pas trop regardants sur la dépense. Mais en cette période de guerre, l’heure était plutôt aux précautions pécuniaires et Pierre Nicolas Lamaury avait vu le nombre de ces commandes baisser sensiblement.
“Salue pour nous toute ta famille. Nous prions Dieu pour qu’il vous conserve tous en bonne santé, en particulier notre petit-fils qui aura la lourde tâche de maintenir notre nom dans l’honneur. Nous t’embrassons de tout notre cœur, tes parents bien aimés.”
Surtout notre petit-fils... Pierre Clément lisait et relisait la lettre, comme si tout ce qui s’était passé depuis sa date d’envoi pouvait s’effacer, comme on efface un mauvais rêve.
Le devoir d’écrire la vérité à son vieux père redoublait son chagrin. Ses souhaits arrivaient trop tard pour le petit Pierre Jean, qu’on venait d’enterrer en ce début d’automne. C’est qu’il devait en être ainsi. Marie Jeanne et lui auraient d’autres enfants et autant de chances d’avoir un autre garçon. Il fallait simplement, comme le cousin Lamaury, attendre son heure. En guise d’enfants, il ne leur restait plus que leur fille de cinq ans, Marie Elisabeth, qu’ils aimeraient comme deux.
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