Les maîtres de la fayence

 

 

 

METZ.

 

- Vous voilà mariés pour de bon, maintenant ! Tenez, signez là !

- Ma foi, je ne sais pas !

- Eh bien mettez une croix, j’indiquerai qu’elle est de vous !

Le curé tendit la plume à Françoise Pralon qui, avec volonté, s’appliqua à tracer sa marque sur le papier, juste sous l’acte auquel le curé avait consacré plus de temps qu’à la courte cérémonie.

Ce n’était en fait qu’une bénédiction nuptiale, sans la communion. D’ailleurs, qui aurait communié ? Il n’y avait aucune assistance, juste quatre témoins requis par autorité de l’évêque, et un jeune garçon de onze ans : Pierre Paul Caussy, habitué à l’église Saint-Georges de Metz, observait avec curiosité cette petite église du village de Marly, située à deux lieues au midi de la ville. Il ne comprenait pas bien ce que ses parents venaient faire là. “Nous marier !” lui avaient-ils répondu. Il pensait que c’était fait depuis longtemps mais il était loin de tout savoir. D’autant moins que ses parents lui avaient bien recommandé le silence et la discrétion sur cette affaire.

Le mari prit la plume, puis ce fut le tour des quatre témoins dont les époux ne connaissaient aucun. C’étaient un laboureur, le chantre de l’église, un tailleur d’habits et un frère du curé. L’officiant avait fait son possible pour ne pas ameuter les commères du village : il savait trop comme elles avaient la langue bien pendue ! Il avait, par permission expresse du vicaire général de Monseigneur l’évêque, reçu le pouvoir spécial de célébrer ce mariage dans sa petite église de Marly, bien que les deux époux fussent paroissiens de Metz. Il était inutile d’ébruiter cette affaire, vu la notoriété de l’époux.

Mariage un vendredi, pas de publication de bans, pas de cloches, pas d’assistance, pas de dragées... Pierre Paul était déçu, il aurait souhaité un peu plus de bonheur à sa mère pour son mariage. Mais elle semblait satisfaite malgré tout. La vie de la petite famille ne changerait pas pour autant, au quotidien, et c’était tout ce qui importait.

Son père, Paul Caussy, glissa une pièce dans la main de chaque témoin pour le remercier, au moment de lui donner congé. Il fit preuve de largesse envers le trésor de l’église et le curé lui remit un certificat signé en bonne et due forme et daté du jour : le 5 juin 1704. Puis l’on s’en revint à pied vers la cité.

- Dites, père, vous n’étiez pas encore mariés ?

- Oui et non... disons que c’était tout comme !

- Mais alors, pourquoi fallait-il recommencer ?

- Pour la religion, notre union n’était pas régulière. Ainsi, maintenant, tout le monde sera satisfait, n’en parlons plus !

Pierre Paul sentit que le sujet gênait et qu’il ne fallait pas insister. Il s’y prit autrement :

- Mais pourquoi vous ne viviez pas ensemble, avant ?

Françoise Pralon, devant l’air gêné de son mari, répondit à sa place :

- Ton père trouvait la Lorraine et l’Alsace trop dangereuses à cause des guerres qui n’en finissaient pas. Il préférait nous savoir en sécurité à Paris ou à Dijon.

- Sans venir nous voir ?

- Si, il est venu à Dijon, mais tu n’avais que quatre ou cinq ans, tu ne te rappelles pas.

L’enfant hocha la tête, l’air dubitatif. Il sentait confusément qu’on lui cachait quelque chose, sans arriver à percer le secret dont ses parents enveloppaient leur passé. Ayant toujours vécu avec sa mère, il pensait tout savoir d‘elle. Pourtant, elle ne lui avait jamais rien raconté de sa jeunesse. Quant à son père, il ne le connaissait en fait que depuis six ans, depuis que sa mère l’avait rejoint à Haguenau où il dirigeait une faïencerie. Il se souvenait vaguement d’une autre femme, qui criait et pleurait beaucoup et demeurait dans la même maison, avec une petite fille et un nourrisson. Mais tout cela était assez confus dans sa tête ; puis il avait fallu fuir la guerre.

Lorsque la famille était venue s’installer à Metz, sur la rive gauche de la Moselle, la dame et ses enfants n’avaient pas suivi et il n’en avait plus entendu parler. Paul Caussy y avait établi son atelier de faïencier et de fabricant de terre serpentine, dont la résistance au feu rendait de grands services aux cuisinières.

Aidé d’un peintre originaire de Rouen, Jacques Maugras, il produisait de la faïence décorée en camaïeu bleu, selon la mode du moment, afin de satisfaire la clientèle aisée de la cité.

- Mais pourquoi on est venu maintenant ?

- Pour le moment, il n’y a plus la guerre, donc plus de danger. Pourquoi, tu ne te trouves pas bien ici ? Tu ne voulais pas venir habiter avec ton père ?

Bien sûr, il était content de retrouver une famille complète, même s’il ne recevait l’affection d’aucun aïeul. D’ailleurs, à son âge, on était déjà un petit homme, et il aidait, à la fabrique, son père qui lui enseignait le métier. On ne posait pas non plus de questions indiscrètes à ses parents. Pourtant aujourd’hui n’était pas comme les autres jours et il lui semblait avoir, juste pour cette fois, un droit de regard sur ce passé dont il faisait partie.

Comment expliquer que le destin n’était pas toujours tracé tel que le disait Monsieur le curé dans ses prêches dominicaux, pas toujours une ligne droite ? Il y avait la doctrine, les modèles et les préceptes, et puis il y avait la vie ! Qu’une jeune Dijonnaise fût séduite par un ouvrier faïencier de sa ville n’avait en soi rien de surprenant, surtout quand cet ouvrier d’âge mûr lui susurrait des mots doux assaisonnés d’un accent méridional à vous mettre du soleil dans le cœur. Mais allez expliquer cela à un enfant ! C’était pourtant ainsi qu’il était né en 1693, en pleine famine, à Paris où sa mère était partie seule cacher sa honte.

Un ouvrier dans un métier d’art se devait de se déplacer souvent afin d’apprendre plus, et se laissait guider par deux raisons : soit un lieu fameux pour ses fabriques et sa clientèle, afin d’y trouver du travail et des maîtres d’apprentissage, soit un lieu dépourvu de fabrique mais bien achalandé, afin de s’y établir le premier. C’était ce qui avait fait passer Paul Caussy de Dijon, où œuvraient deux faïenceries, à Phalsbourg dans le petit territoire de Lorraine nouvellement réuni au royaume de France, niché entre la rivière de la Sarre et l’Alsace conquise un demi-siècle plus tôt, et à proximité de ses dix villes libres. Il n’avait pas eu le temps de voir s’arrondir les formes de la jeune fille, et avait poursuivi son chemin sans plus se soucier de cette amourette de passage. Il avait alors trente-trois ans, elle trente.

- Je n’ai jamais eu de frères ni de sœurs ?

Paul et Françoise se regardèrent furtivement, bien que leur coup d’œil n’échappât pas au garçon. C’est sa mère qui lui répondit :

- Non, on est trop vieux pour ça !

A quoi bon lui en dire plus ? Plus tard, peut-être... on verrait bien, quand il serait plus grand. Sans doute alors comprendrait-il mieux ?

On arrivait presque sous les murs de la cité. On devait encore la traverser pour rejoindre l’île Chambière près de laquelle Paul avait érigé son four, à l’écart de la ville, crainte d’incendie. L’enfant savait qu’une fois arrivé à la maison, c’en serait fini de laisser libre cours à sa curiosité sans en subir de reproches. Il prenait la liberté de poser des questions indiscrètes sachant que ses parents, n’ayant qu’à marcher, avaient le temps de lui répondre. Encore fallait-il qu’ils en eussent envie ! Une fois rentré, il faudrait  endosser les habits de travail et se remettre à l’ouvrage. Une pareille occasion ne se représenterait peut-être pas de sitôt, il fallait en profiter jusqu’au bout. Il tenta de nouveau :

- Et vous, père, vous en avez eu, des frères et sœurs ?

- Ma foi ! Et je les ai toujours !

Trop content d’écarter les sujets gênants et de pouvoir enfin répondre agréablement à son fils, Paul Caussy se mit à parler de sa jeunesse dans le Languedoc à Clermont-l’Hérault, entre Montpellier et Béziers. Aîné de trois garçons et d’une fille, il avait été élevé dans l’atelier familial par son père et son grand-père, qui lui avaient appris l’art du potier-tuilier. Heureux temps, heureux souvenirs ! A l’entendre, il avait vécu là la meilleure part de sa vie, entre ses frères et sœurs plus jeunes que lui, ses nombreux oncles et tantes du côté de sa mère, Anne Souveraine Rabier, avec son oncle Pierre Caussy, aussi potier, et ses quatre grands-parents qu’il avait tous connus. Il lui en restait un parfum de paradis perdu.

Pourquoi était-il parti ? La vie, tout simplement, la vie ! Il avait vu mourir ses aïeux un à un, puis son père, alors qu’il avait seize ans. Sa mère s’était remariée et l’avait placé.

Passée l’enfance heureuse dans le giron familial, avait alors commencé une vie de travail, une vie d’homme. Quand il eut pris ses vingt et un ans, sa mère l’avait mis en apprentissage chez un potier de Saint-Jean-de-Fos, un peu plus haut sur l’Hérault, là d’où venait son grand-père Caussy. Dans ce village, beaucoup d’habitants vivaient de la poterie : resté près de deux ans chez Raymond Hugol, il avait appris le métier de potier-fontainier.

Parfois le dimanche, il redescendait à Clermont pour aller voir sa famille qui lui manquait, parfois c’était l’un de ses frères qui montait lui rendre une visite. Mais il avait appris à vivre seul et s’appliquait à son art, bien persuadé que le posséder à la perfection était une richesse inépuisable qui permettait de ne jamais mourir de faim nulle part. C’était comme avoir de l’or dans les mains. Ce savoir si précieux que lui enseignait son maître l’autoriserait à voyager. Voyager ! Découvrir ce vaste royaume, les états voisins, et ces nouveaux territoires que le roi réunissait au sien et dont on parlait comme de nouvelles perles qui venaient s’ajouter à son collier. Puisque le bonheur s’en était allé avec la mort, il irait à sa rencontre avec une nouvelle vie ! Il en avait rêvé bien des fois en pêchant dans les eaux claires de l’Hérault qui avaient creusé de profondes gorges dans la colline. Ces eaux qui allaient à la mer, la mer avec ses bateaux cinglant toutes voiles dehors vers le large, vers d’autres ports, vers l’Afrique, vers l’Amérique...

Et les souvenirs remontaient à la surface, pourtant si lointains dans le temps et dans l’espace... On avait traversé toute la ville et l’on arrivait à l’atelier. Comme pour revenir à la réalité des choses après cette incursion dans le passé, Paul regarda son fils droit dans les yeux :

- Tu comprends, pitchoun, pourquoi je veux t’apprendre tout ce que je sais ? Pour le serf, la terre est sa prison, pour un potier, elle est sa liberté : à condition de bien la maîtriser, on peut la modeler à son gré et y trouver son bonheur !

 

*          *          *

- Pierre Paul, viens voir !

L’enfant descendit à l’échelle posée dans le gril vide, plus haut que lui, pratiqué à l’avant du four, et entra sous le corps du fourneau. Il le connaissait bien pour l’avoir vu édifier par son père avec son compagnon deux ans plus tôt. Il avait même participé, autant que le pouvait un garçon de son âge, à sa construction. Il avait d’abord fallu confectionner des tuiles d’un pied de long et des briques, afin d’ériger, une fois la fosse rectangulaire creusée et l’assise d’un pied de haut maçonnée,  les arcades et la chemise. Puis on avait comblé les vides entre les arcades avant de poser la sole d’argile dessus.

Il n’y faisait pas noir car le soleil de juillet, qui entrait par la porte béante de la chambre d’enfournement au-dessus d’eux, traversait les jours ménagés régulièrement dans la sole, les carneaux, pour le passage des flammes. Il éclairait assez le dessous du four pour que Paul Caussy pût montrer à son fils la disposition de ses matières : il avait humecté, afin de lui donner de la consistance, le lit épais de sable brun dont il avait relevé les bords en cuvette. Au centre, il avait versé en pyramide le mélange de plomb pilé, de soude, de sel de verre rejeté par les verreries voisines, et de sable tiré dans une carrière près de la ville, mélange qui constituerait, une fois fondu et cuit, son mastico. La cuvette, s’étendant sur trois pieds au carré, élevait ses bords à un pied de hauteur, pour contenir la matière en fusion qui formerait un gâteau vitreux de plus de soixante livres en refroidissant.

Sur les côtés, dans l’étroite allée qui courait entre le sable et la banquette sur les trois côtés du four, le faïencier avait disposé des creusets couverts, dans lesquels ses compositions cuiraient dans des bains de sable fin : dans celles de droite, il avait mêlé du mastico pilé et broyé à de la calcine de plomb et d’étain, pour obtenir son émail blanc ; dans celles de gauche, le safre subissait des cuissons répétées : quatre fois pour obtenir, après mélange avec de l’azur dégraissé, le bleu le plus fin, et seulement une à trois fois pour un bleu plus grossier. A l’arrière sur la banquette, deux autres creusets contenaient de la rouille de fer stratifiée avec du soufre et qui, après cuisson, donnerait un beau noir à peindre.

Le dessous de four était prêt pour la cuisson du mois. Avant de sortir, Paul vida un seau de pierres de bloc juste à l’entrée, dont il constitua un petit muret de six pouces de hauteur, pour obliger la flamme et la chaleur du gril à passer par-dessus et à monter vers les carneaux : la flamme directe contre le lit de sable et la composition de mastico risquerait de détruire l’ouvrage et de faire s’écouler et se perdre les matières dans l’allée. De plus, ces pierres, une fois cuites, fourniraient de la chaux qu’il pourrait vendre à part. Puis tous deux remontèrent et posèrent des planches en travers du gril, afin d’accéder sans danger à la chambre de cuisson.

- On va finir de le charger. Va chercher la queue de lapin !

La chemise du four montait tout droit jusqu’à dix pieds de haut, contenant la voûte en plein cintre qui prenait naissance à sept. En façade, une première porte à rez-de-chaussée laissait passage sans baisser la tête, surmontée d’une autre plus petite réservée pour finir l’enfournement au-dessus des files, là où cuisait le cru. Le fond était doublé d’un épais mur de pierre et les deux autres côtés serrés entre de forts arcs-boutants, aussi de pierre et de moellon : la force du feu était telle, quand le four devenait rouge, qu’il fallait assurer la résistance de l’ensemble. Ce fourneau était abrité par une halle à four, ouverte à tous vents afin de laisser échapper les fumées, et dont les deux murs de côté soutenaient nombre d’étagères où les pièces du mois attendaient leur cuisson à l’abri de la pluie.

- Tu vois, tu enfonces bien tes pernettes à fond, jusqu’à la butée, trois par rang, puis tu saisis délicatement ton plat, tu passes la queue de lapin dessus sans appuyer, juste pour ôter la poussière, et en le prenant comme cela, de chaque côté, tu le glisses dans la cazette bien en équilibre sur tes pernettes. Tu n’as plus qu’à retirer tes mains sans frotter la pièce, et remettre trois autres pernettes au-dessus, et ainsi de suite. Quand tu as rempli la cazette, tu bouches bien les trous des pernettes avec de la barbotine, pour qu’elle soit étanche, sinon, avec toutes les poussières du feu, ton émail serait gâté pendant la cuisson.

Pierre Paul compléta la cazette en disposant les plats les uns au-dessus des autres avec délicatesse : c’était la première fournée dont il avait peint seul les pièces de faïence.

En effet Jacques Maugras, le peintre, était reparti le mois dernier avec sa femme à Rouen où l’appelait son père, qui se sentait près de sa fin. Il avait eu le temps de bien montrer le métier au jeune garçon qui, d’après lui, possédait du talent et un joli coup de pinceau. Il restait donc le père qui tournait, aidé d’un potier et d’un manœuvre remplissant toutes les tâches annexes, et le fils qui peignait, la mère faisant ce qu’elle pouvait.

Le travail de la terre, de sa recherche à son apprêt, en passant par l’extraction, le transport, le mélange, le malaxage, le tamisage, l’entreposage, et plus tard le battage et la préparation permettant l’emploi d’une argile plastique et souple sous les doigts, demandait des connaissances ; il fallait s’astreindre au même travail pour le sable et les cailloux qui entraient dans la composition de l’émail et des couvertes ; ne pouvant suffire à tout, on se faisait livrer le gros bois déjà fendu et coupé à la bonne longueur, le sel de verre, le plomb et l’étain, le safre et le soufre. Il fallait encore préparer toutes ces matières avant de s’en servir, fabriquer les cazettes, les tuiles, les piliers, tout le matériel d’enfournement. Et pendant que la mère s’occupait de vendre à la boutique, les artisans se muaient tous les mois en enfourneurs, en meneurs de feu, se relayant pendant deux jours et deux nuits. On n’embauchait pas de journaliers pour ces rôles, tant par souci d’économie que parce qu’on aurait eu du mal à en trouver de qualifié dans toute la province pour ce genre de travail très délicat, mené à l’œil et grâce à l’expérience.

Pierre Paul porta sa charge dans le four, dont les carneaux, trous pratiqués à intervalles réguliers dans la voûte pour l’évacuation des flammes et des fumées, laissaient voir plus haut le toit de tuile de la halle qui l’abritait. Déjà la sole, qui pouvait accueillir douze files de cazettes sur toute son aire sans obstruer les carneaux du bas communiquant le feu dans le four, était occupée aux trois quarts : sur tout le pourtour s’élevaient des files de cazettes à rondeaux, rondes et de vingt pouces de diamètre, contenant, disposées côte à côte sans se toucher, des pièces creuses de terre serpentine, comme cafetières et gîtes à pâtés de lièvre, jusqu’à la naissance de la voûte. Bien empilées talon de l’une sur bordure de l’autre, les cazettes aux interstices enduits de barbotine devenaient hermétiques.

De larges tuiles couvraient les dernières cazettes du haut et les reliaient entre elles, formant un plancher sur lequel les faïenciers avaient disposé à chant des plats de terre crue, les premiers appuyés à la voûte, les suivants accotés contre eux en quinconce, jusqu’au bord de la tuile. La chaleur en haut du four serait encore suffisante pour dégourdir ces pièces et les transformer en biscuit.

- Fais bien attention en posant, pour ne pas déranger les tuiles ni les casser ! Et ne perds pas de place, que le bois coûte cher : plus on remplit, mieux c’est !

Il restait à compléter les deux files centrales de cazettes et celle de devant la porte, qu’on terminait en dernier. Celles du milieu étaient déjà occupées par deux files de cazettes à rondeaux jusqu’à hauteur de la taille, pleines de faïence creuse toute blanche pour l’hôpital militaire de Metz. Paul avait montré à son fils comment installer un petit plancher solide afin de relier ces deux files entre elles et à leurs voisines sans gêner le passage du feu. C’était sur ce plancher, au cœur de la chambre de cuisson, que Pierre Paul posait ses cazettes à empernetage contenant son travail : la platerie peinte. Plus petites, ces cazettes, rondes ou ovales suivant leur contenu, se serraient les unes contre les autres sur trois pieds de haut, juste là où le degré du feu convenait le mieux et cuisait les émaux jaunes et bleus dans le blanc, sans déranger le dessin.

Juché sur le marchepied, Pierre Paul avec délicatesse empilait les cazettes, les tenant bien droites pour éviter le frottement des plats sur les pernettes, posant un colombin de terre molle entre deux pour mieux les assujettir et les raffermir entre elles, bouchant à la barbotine tous les jours qu’il voyait. Il avait réussi à constituer huit files contenant chacune deux douzaines de pièces de platerie : tout son travail du mois. Ayant établi un second plancher au-dessus de ses cazettes, il ne lui restait plus qu’à y entasser des pièces creuses en cru, telles des pots de chambre posés à bouchon l’un sur l’autre, futurs biscuits qui seraient cuits en faïence blanche à la prochaine fournée.

- Qui vous a appris à fabriquer l’émail de faïence, père ?

- Boudi, j’ai appris un peu partout ! Mais le premier qui m’a montré, c’est Alexandre Hugol, mon maître à Aix.

Raymond Hugol, son maître d’apprentissage à Saint-Jean- de-Fos, avait envoyé Paul Caussy chez son cousin en le lui recommandant chaudement. C’était là, à Aix, qu’il avait travaillé pour la première fois la faïence. Bien que cela datât de plus de vingt ans, il s’en souvenait comme si c’était hier : la blancheur et l’éclat de l’émail l’avaient ébloui et c’était à ce moment qu’il s’était promis de devenir à son tour faïencier. Au bout d’un an à Aix, après le décès de son maître, il avait entamé une vie de compagnonnage, allant d’une manufacture à l’autre, montant du midi vers le nord, passant à Lyon, puis Nevers et Dijon, où il avait fait la connaissance de Françoise Pralon avant d’aller s’établir à Phalsbourg.

- Et Jacques Maugras, père, où l’avez-vous connu ?

- Té ! A Haguenau, la seconde fois que j’y ai travaillé !

- Vous y êtes allé deux fois ?

- Eh oui, peuchère... la première, j’arrivais de Phalsbourg, appelé par Pierre Custode, le maître manufacturier. On était allé le chercher chez sa mère, à la fabrique de l’Autruche à Nevers, pour diriger le nouvel établissement. Il était chargé de recruter des gens du métier, et comme je l’avais connu à Nevers et que je n’étais pas loin, il m’a demandé.

- Il y a longtemps ?

- Avant la guerre, en 1695 ! La société des bailleurs de fonds s’est constituée en juin je crois, et je suis arrivé juste après. J’ai même aidé à bâtir le four avec Pierre Chapelle, un peintre venu de Rouen compléter notre atelier. Un commis s’occupait de tout ce qui touchait aux finances, les achats, les gages, la vente... Pierre Custode s’occupait de la fabrication, des ouvriers et des journaliers... Nous nous entendions bien et les affaires marchaient, mais la guerre est venue tout balayer...

Paul ne s’appesantit pas sur les détails : ni sur la naissance du fils de Pierre Chapelle dès le mois d’octobre, parrainé par Pierre Custode, ni surtout sur la naissance de sa première fille à lui, en mai 1696, qui l’avait obligé à se marier avec la mère de l’enfant deux mois plus tôt. Laurent Deblois, le commis de la manufacture, avait servi tout autant de témoin au mariage que de parrain au baptême. L’épouse était de bonne famille et Paul ne savait pas qu’il avait déjà un fils.

La dernière file arrivait à la hauteur de la grande porte, il fallait maintenant passer par celle du haut pour terminer le chargement. Ayant établi son plancher haut, Pierre Paul gravissait le marchepied les bras chargés de plats en cru qu’il disposait de son mieux, toujours à chant, et redescendait pour un nouveau voyage, sous les yeux attentifs de son père.

- Qu’avez-vous fait, pendant la guerre ?

- Pardi ! En 1697, chacun est revenu en France : Pierre Custode a repris en main la manufacture de son père et y est resté, Pierre Chapelle est rentré chez lui, et moi je suis retourné à Dijon, chez Jean Favier, fabrique de la rue Maison Rouge, je me souviens. Mais là, c’était une autre histoire : le maître était tellement endetté qu’il s’est enfui. Je suis resté avec deux autres ouvriers pour aider sa femme à payer les dettes. C’est là que j’ai connu Jean Chambrette et retrouvé Joseph Despaty que j’avais vu à Nevers. Et puis quand la guerre s’est éloignée, en 98, je suis retourné à Haguenau.

Pas besoin d’expliquer que c’était à l’occasion de ce séjour inopiné à Dijon qu’il avait appris l’existence de son fils, déjà âgé de quatre ans. Mais il était marié et père d’une petite fille, comme il l’avait expliqué à Françoise Pralon. Au retour, alors qu’il avait rejoint son épouse, restée avec ses parents près de Haguenau, elle l’avait suivi pour travailler chez eux.

- Mais cette fois, comme Pierre Custode était resté à Nevers, c’est moi qui m’occupais de la fabrication. Mon séjour à Dijon m’avait préparé à être maître de manufacture. J’ai rappelé Pierre Chapelle qui est venu avec Jacques Maugras. Voilà comment je l’ai connu. Il avait environ vingt-cinq ans. Et jusqu’au mois dernier, nous ne nous sommes plus séparés, nous sommes allés partout ensemble.

Jacques Maugras avait trouvé l’âme sœur à Haguenau, où il s’était marié en novembre 1699 avec la fille d’un marchand de la ville. L’année suivante voyait la naissance de leur première fille et de la seconde de Paul, tandis que Pierre Chapelle perdait un de ses fils. A nouveau, les affaires de la faïencerie marchaient bien et à nouveau la guerre était venue contrarier les projets du manufacturier. Il avait dû abandonner encore une fois les lieux, tandis que son épouse y restait avec ses deux filles.

Et puis, de sa retraite où il s’était réfugié avec son peintre, sa servante et son fils, il avait appris l’attaque de la ville, les massacres, l’horreur, la disparition des siens. Pourtant, la vie, la sienne, continuait. Il avait alors fait son deuil et s’était rapproché un peu plus de Françoise Pralon et de son fils, qui atteignait alors sept ans. Depuis, comme une famille légitime, ils ne se quittaient plus.

Paul, maintenant, maçonnait la grande porte du four au moyen de briques liées à l’argile : il fallait que la chambre de cuisson fût étanche pour que la flamme ne vînt pas dévier vers l’extérieur, mais il fallait aussi que le mur fût facile à démonter lors de l’ouverture, sans risque de faire tomber des briques à l’intérieur. D’ailleurs, Paul avait encore posé du cru en échappade sur le seuil du four, juste derrière la cloison qu’il montait : c’était toujours autant de cuit, disait-il !

Il laissa un petit jour juste sous la voûte, qui servirait de première prise lors du démontage, puis, ayant bien installé le marchepied, il commença de boucher la porte du haut. Pierre Paul lui passait les briques une à une, tandis qu’il puisait dans son seau l’argile molle à la truelle.

- Alors, à Haguenau, la manufacture ne vous appartenait pas ?

- Non, elle était à une société d’entrepreneurs qui avaient fait toutes les avances pour acheter les ustensiles, construire les fours et le moulin, ainsi que les édifices.

- Donc, vous étiez leurs ouvriers ?

- Si l’on veut, oui ! Guère de dépenses pour s’installer, mais peu de gains par la suite. Voilà pourquoi j’ai préféré, ici, être mon propre maître. Avec Jacques, nous nous entendions bien. Dommage que son père l’ait rappelé !

Paul, appuyé par François Daragon, contrôleur de l’hôpital royal de Metz qu’il avait déjà connu à Haguenau, avait obtenu quelques subsides auprès des échevins de la ville pour s’installer, et avait monté là un simple atelier à deux ouvriers. En sus de l’hôpital militaire de l’île Chambière et de l’hôpital civil, il avait trouvé la clientèle des apothicaires, des nobles et des bourgeois de la ville, dont il satisfaisait les besoins en objets de faïence, plus propres et plus sains que ceux d’étains.

Grâce à la peinture de Jacques Maugras, qui avait fait son apprentissage d’abord à Rouen, puis à Saint-Cloud et Paris où il avait suivi ses parents, Paul pouvait aussi fournir quelques beaux plats armoriés dans le goût de ceux que proposaient les meilleurs marchands faïenciers de Versailles.

- On ne les reverra plus jamais, Jacques et sa femme ?

- Qui sait, petit, qui sait...

La seconde porte était murée maintenant. La cuisson du mois pourrait commencer ce soir. Il fallait entasser le bois à proximité, à l’intérieur de la halle. Le père et le fils s’attelèrent à la tâche et entamèrent leur va-et-vient entre la grange à bois et le fourneau.

 

 

*          *          *

 

 

Paul donna deux coups de pied sur les bûches fendues, et la flamme du dessous commença à lécher le bois, l’envelopper, l’étreindre, s’étendre aux bûches voisines et se coucher vers la bouche qui l’engloutissait avec voracité. La braise amoncelée dans le gril pendant toute la nuit dégageait une chaleur intense et enflammait rapidement les morceaux de bois de trente pouces posés au-dessus, en travers.

Paul avait allumé le four juste après le souper, à la tombée de la nuit, tardive en juillet, et avait laissé Pierre Paul diriger le premier feu, celui qui devait accumuler la braise dans le gril. Une fois le petit bois et les cotrets enflammés au fond du gril, il suffisait d’y basculer des bûches rondes de plus en plus grosses, deux par deux au cours des trois premières heures, puis trois par trois jusqu’au petit matin. Cela ne demandait pas d’attention particulière, sinon de ne pas s’endormir. D’habitude, Paul relayait Jacques Maugras, mais maintenant son fils avait pris la place du peintre, c’était à lui d’être un homme. Le jeune garçon ne s’en était pas plaint, bien au contraire : il voulait veiller, et assurait qu’il ne faillirait pas à son poste. Paul l’avait relevé quand le jour avait blanchi le ciel, et avait trouvé la braise suffisante, après ces neuf heures de petit feu.

Alors avait commencé la seconde phase, plus délicate, celle du grand feu, tandis que l’enfant, quoique à regrets, était parti se coucher. Paul avait disposé sur tout le pourtour du gril une rangée de briques à chant, sur lequel il installait ses gros éclats de bûches que le feu mordait à belles dents. A l’arrière du gril, un vieil essieu de fer brisé retenait la chute des rondins et empêchait le monticule de bois enflammé de rouler sur le sol. De chaque côté de l’arcadon du four, Paul avait placé une brique, de façon que le bois, appuyé contre, laissât un jour et permît à l’air du dehors de s’engouffrer sous le four, emportant avec lui le feu nourricier, ce feu qui allait changer les terres crues en vases et pots réfractaires, cuits à souhaits et marchands, et les biscuits émaillés et peints en superbes faïences éclatantes de lumière.

Bien sûr, il n’était pas question d’égaler les superbes travaux que Versailles commandait à Rouen, mais l’Alsace et la Lorraine étaient suffisamment dépourvues de fabriques de ce genre pour y faire fortune. Pourtant, rien ne valait la clientèle de la Cour, où se créait et se dictait la mode au reste du royaume. Mais pour accéder à ce marché il fallait être faïencier à Rouen !

 La Normandie, toujours et encore ! Le grand Colbert en avait fait sa terre de prédilection : n’était-ce pas là aussi, à Alençon et à Argentan, qu’il avait installé les dentellières de Venise pour enseigner aux jeunes filles du pays à fabriquer le fameux point à l’aiguille ? A Rouen et à la Glacerie, près de Cherbourg, qu’il avait favorisé, avant Saint-Gobain, la création de fabriques de glaces ? Dans le Perche qu’il encourageait les verreries déjà anciennes? Au Pin, près d’Argentan, qu’on venait d’établir le haras royal ? Proche de Versailles, cette province semblait aussi proche du cœur du roi. Peut-être qu’un jour...

Toute la journée, il avait servi le feu, ne se faisant assister que le temps de manger et de faire une sieste de trois heures. Il suffisait de nourrir le gril de bois tout juste sec, mais pas trop pour ne pas qu’un feu violent fît blanchir le four. Il avait bien fait ses recommandations à son fils : s’il fougassait pendant son sommeil, il fallait aussitôt, avec la vette de fer, ôter des bûches du gril, le temps que le feu se calmât, puis en remettre de vert.

Il avait repris du service, félicitant Pierre Paul pour le travail bien mené. Le soir, il avait envoyé sa femme et son fils se coucher : il assurerait la cuisson jusqu’à la fin. Il fallait surveiller de près ce grand feu, environ jusqu’à minuit : pas assez de chaleur et les pièces ne cuisaient pas, trop et les files empilées fondaient, entraînant la perte de toute la fournée. Le four devenu tout rouge, il avait entamé le troisième feu, modéré et égal, qui devait cuire le devant pendant six à huit heures.

Saisissant le râble de fer, Paul repoussa la braise vive, entassée jusqu’en haut du gril, contre le muret de bloc qui barrait, au sol, l’entrée du four. Pour mieux maîtriser la direction du feu, il avait flanqué d’une poutre de chaque côté les bûches fendues posées sur le gril. L’aspiration de l’air diminuant, les flammes plus courtes n’atteignaient plus que la première moitié du four. C’était ce qu’il désirait. Le petit matin approchait.

Autant il était possible d’installer un atelier avec peu de fonds dans une province qui en était totalement dépourvue, en commençant petitement et en croissant au fil du commerce, autant il fallait débuter d’égal à égal avec les concurrents quand on voulait s’établir dans un lieu déjà renommé. Il fallait pour cela beaucoup de ressources, dont seuls étaient capables des financiers ou des marchands faïenciers, comme cela se pratiquait à Rouen.

Pendant que le feu ronflait, éclairé par les premiers soleils du matin, Paul s’assit sur le gros tas de bûches et relut la lettre de Jacques Maugras : revenu à Rouen, il lui avait écrit en l’encourageant à venir le rejoindre afin de s’y établir. Il lui faisait part de deux nouvelles manufactures qui s’y activaient depuis peu : l’une créée en société en 1698 entre le marchand faïencier Henri Bertin, son gendre Pierre Heugue et Vallet, que Heugue menait seul maintenant, l’autre dirigée le nommé Levavasseur, financée par le receveur des tailles Michel Dimart mais propriété, dans un premier temps, en 1699, du sieur Le Masson, Premier Elu en l’élection de Rouen. Ce dernier, devant plus de dix-neuf mille livres en moins de deux ans, avait préféré vendre avant de faire faillite : ses marchandises au prêteur, contre l’extinction de ses dettes, ses murs à Lebaillif, un riche négociant de Rouen.

Jacques Maugras y avait retrouvé du travail sans difficulté, car la production de faïence y était en pleine expansion. Il n’avait pas tort, c’était le moment de faire sa place au soleil de Rouen et d’ajouter un cinquième four à faïence aux quatre déjà en activité, mais il fallait, pour cela, des fonds trop importants. A moins que de trouver des financiers sur place...

Paul replia la lettre qu’il enfouit dans sa poche et monta à l’échelle pour observer le dessus du four, dont les cornes laissaient échapper une fumée claire, surtout sur le devant. Cette partie était bien rouge, mais ne fougassait pas : nulle flamme intempestive crachée par ces cornes, ni par les montres des côtés, nul pétillement alarmant, nulle tendance du four à blanchir... Le devant du four devait être cuit, il était temps d’envoyer le feu derrière.

Redescendu de l’échelle, il voulut s’en assurer et, armé d’une vette de fer, déboucha un trou de montre sur le côté du four, à la hauteur des yeux. Une bouffée d’air brûlant lui sauta à la figure sans qu’il en parût gêné le moins du monde : il en avait l’habitude et le feu semblait ricocher sur sa face brune. Introduisant son crochet dans l’orifice, il attira à lui une pièce en faïence à anse, disposée là pour lui servir de montre : l’émail en était superbe, bien cuit et luisant. Il referma le trou. Il rajouta du bois sur le gril, écarta les poutres des côtés et ouvrit la toile de contrevent. Le feu allongea sa flamme jusqu’au fond du four.

Ici, à Metz, il était son propre maître, surtout maintenant qu’il ne travaillait plus qu’en famille. Mais justement, effectuer tous les travaux à trois, dont une femme et un enfant, ne laissait guère espérer développer l’activité. La clientèle du lieu n’était pas extensible à l’infini et se montrait plus intéressée par l’utilitaire que par les pièces de luxe que Paul aspirait à produire. Et combien de temps pourrait-il tenir ainsi, à passer des nuits seul, quand dans les manufactures les meneurs de feu se soutenaient toujours au moins à deux, pour ne pas s’endormir ? C’était beaucoup de mal pour gagner tout juste sa vie, alors qu’avec une maîtrise de cette sorte et le même courage, d’autres faisaient fortune dans le royaume. La liberté coûtait cher.

Il avait quarante-cinq ans, possédait son art depuis la recherche des matières et le travail du tour jusqu’au four, en passant par les secrets de la terre à feu, de l’émail et des couleurs, était capable de construire tous les ustensiles nécessaires à une manufacture de faïence, avait eu l’expérience de la direction de personnels en divers lieux... Il pouvait se considérer comme un homme et un maître accompli. N’était-il pas temps pour lui de rejoindre un lieu plus prestigieux comme Rouen ? Le choix qui s’offrait à lui résidait entre une indépendance laborieuse à Metz et une soumission aisée en Normandie, dans laquelle, à défaut d’être véritablement son maître, il serait celui de ses ouvriers. N’eût été l’exemple des Poterat père et fils à Rouen, il se serait satisfait du premier choix. Mais voilà qui lui donnait d’autres espoirs : ayant débuté comme fermiers d’un financier, les Poterat avaient fini, trente ans plus tard, par lui racheter son privilège et tout le fonds de commerce, de sorte qu’ils étaient bel et bien devenus les seuls propriétaires de leur affaire. Le fils en avait profité pour créer sa propre manufacture, laissant celle de son père à son jeune frère. Ainsi, ils ne devaient plus rien à personne. Ils avaient même, grâce à leurs bénéfices, racheté la moitié de la seigneurie du lieu. Oui vraiment, Rouen offrait de grandes espérances ! De plus en plus, Paul y pensait, mais voulait auparavant accumuler ici assez de fonds pour ne pas y arriver les poings liés.

La flamme était encore un peu courte. Il ôta la gueuse, brique à l’arrière du gril, pour favoriser l’arrivée d’air sous le feu.

Françoise entra dans la halle, rayonnante comme le matin. En pleine maturité, elle respirait la santé et la joie de la femme aimante, se satisfaisant de tout : jamais elle n’avait connu tant de bonheur. Fille-mère vivant dans la honte d’abord, dans l’attente ensuite, puis dans l’espoir, sa patience se trouvait récompensée depuis quelques années et elle en profitait pleinement. Maintenant, elle suivrait son mari partout où il irait.

- Tiens, je t’ai apporté à manger. Tout se passe comme tu le veux ?

- Ma foi ! Je commence le dernier feu, celui pour le derrière du four. Regarde, j’ai tiré une montre du devant, elle est réussie. Ne la touche pas, elle est encore brûlante !

C’était un pichet haut de six pouces, avec deux guirlandes de fleurs en camaïeu bleu et une inscription sous le bec.

L’épouse ne savait pas lire, mais reconnaissait tout de même quelque chose :

- Là, c’est Françoise ?

- Oui ! Et à côté ?

- Ce n’est pas écrit Pralon ! C’est pour qui ?

- Boudi, je n’en sais rien, moi... C’est Pierre Paul qui l’a peint, il faudra le lui demander.

- Mais toi, tu sais bien lire ! Allez, dis-moi !

- Eh, dessous, je lis une date : 5 juin 1704 ! Et pour le nom, voyons un peu... Ah oui... je lis : Françoise Caussy ! Ah, le petit drôle, en voilà une farce !

Françoise Pralon resta stupéfaite, observa son mari qui faisait mine de ne rien savoir, puis se jeta à son cou, les larmes aux yeux. Il la serra bien fort dans ses bras, sans dire un mot.

C’est ainsi que Pierre Paul, à peine réveillé, les trouva en entrant sous la halle. Il avait enfin une vraie famille. Son père, qu’il trouvait un peu bourru, avait tout de même du cœur pour embrasser de cette façon la mère qui l’avait élevé seule pendant de longues années. Il ne se montra pas, mais courut à la maison chercher à manger pour lui, afin de partager son repas avec ses parents : il en avait si peu souvent l’occasion !

- Tiens le voilà, le petit drôle ! Alors, tu as bien dormi ?

- Très bien, père, et j’ai grand faim ! La fournée sera-t-elle réussie ? Le feu donne-t-il comme il faut ?

- Ma foi ! Il s’agit de le maintenir vers le fond encore quelques heures comme cela, en feu lent, mais sans laisser tomber le degré, et tout sera cuit. Après, on verra bien !

Tous trois s’assirent sur de gros rondins, piqués debout comme des escabeaux, et sortirent leurs couteaux. Chacun dans la miche de pain se coupa une tranche, dont il se servit pour poser dessus des couennes sorties d’un pot de terre serpentine de la fabrication de Paul. La cruche à vin aussi provenait de ce four, tout comme les gobelets de faïence, décorés sur leur panse d’un sobre décor bleu et agrémentés de filets, bleus aussi, qui couraient tout autour de leur col et de leur pied.

- Paul, que comptes-tu fabriquer après cette fournée ?

Il leva les épaules :

-  La même chose, des écuelles et des soupières, des pots et des oules pour la cheminée... On en vendra toujours.

- Non, je voulais dire en faïence !

- Ah çà ! Des pots de chambre et des pots d’apothicaire, comme d’habitude, des cuvettes et des pichets, mais pour les plats, j’attends les commandes. Ce sera selon ! Et puis, ça dépendra de ce que le fils saura faire...

- Avec un dessin, je peux tout faire : Jacques m’a montré. Il suffit de faire des trous d’aiguille dans le papier et je peux reproduire toutes les gravures.

- Boudiou ! Alors, il ne te reste plus qu’à t’installer à Rouen pour faire fortune !

Tous trois rirent de bon cœur de la plaisanterie. Pourtant, au fond de lui-même, Paul ne riait pas. Certes, son fils n’était encore qu’un enfant, mais avait du caractère, de la ténacité, de l’ardeur au travail, et un sens de l’observation très développé pour son âge. Surtout, il montrait de la curiosité envers tous les aspects du métier, pas seulement pour la peinture, et faisait preuve d’intérêt pour tous les secrets de fabrication, les tours de main, la technique ; par-dessus tout, ce qui l’émerveillait, c’était la transformation des produits naturels, récoltés çà et là, sous l’effet du feu. Il savait distinguer la nature de divers sables, divers cailloux, diverses terres. Il appréhendait fort bien les différences entre les métaux et tentait d’imaginer les résultats de leur cuisson sous le four. On eût dit un petit chimiste.

- Tiens, va donc remettre quelques bûches sur le gril ! Et regarde si la flamme file toujours bien au fond !

Sans que son père le lui demandât, Pierre Paul escalada l’échelle :

- C’est bon, père, il fume à l’arrière et il ne fougasse pas !

C’était la hantise de Paul et il mettait sans cesse en garde son fils contre ce danger, persuadé qu’il aurait un jour à diriger lui-même un four : soit pour le remplacer, soit pour son propre compte. D’ailleurs, il ne se posait même pas la question.

Chez les Caussy, on était potier de père en fils et la faïence n’était qu’une évolution technique, l’avenir du potier. En acceptant cet enfant comme son fils, il l’avait inscrit dans la lignée familiale ; étant maintenant son seul enfant, il serait l’héritier de plusieurs générations d’expérience en céramique.

- Alors pitchoun, tu as hâte de voir tes faïences ?

- J’espère qu’elles seront toutes réussies !

- Eh bien vois-tu, ton travail d’avant dépend de la cuisson, et surtout des heures qui viennent : si l’on arrête le feu trop vite, tes pièces ne seront pas cuites, mais si l’on attend trop, elles risquent d’être parfondues et brûlées, c’est-à-dire que l’émail viendra sec et ridé sur le biscuit. C’est pourquoi il faut toujours rester vigilant, même en fin de cuisson. Souviens-t’en bien !

Paul n’avait pas connu la petite enfance de son fils, mais cela n’aurait pas changé grand-chose : il n’était pas du caractère à se préoccuper des tout-petits, dans lesquels il ne trouvait rien d’intéressant. En revanche, à l’âge auquel arrivait Pierre Paul, il voyait mieux comment leur parler, comment les guider, pourvu qu’ils fussent prêts à l’écouter. Alors, il devenait un vrai père.

Cet après-midi, quand il le jugerait bon selon les montres qu’il tirerait de l’arrière, il arrêterait le feu, le laissant s’éteindre doucement dans son gril, avant de le débraiser le lendemain. Puis il laisserait le four refroidir deux ou trois jours encore, et descendrait dessous afin de constater la réussite ou non de son mastico dans sa cuvette de sable et des divers émaux. Enfin viendrait l’ouverture du four et le défournement, tout aussi méticuleux que l’avait été le chargement : chaque étape de la fabrication requérait autant de soins que les précédentes. Alors seulement, le jeune Pierre Paul Caussy pourrait savourer la réussite de la première fournée de faïence qu’il eût, de sa propre main, entièrement peinte.

 

 

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