Madame la faïencière



LA VEUVE.



Certes on est triste, le jour des Morts ; pourtant on se sent moins seul, à pleurer chacun les siens, mais tous ensemble. Ce qui manquait le plus, c’était la messe du matin offrant à toutes les familles de communier dans le deuil, avant de s’éparpiller dans les cimetières, vers les tombes familiales, puis de se réunir autour d’un repas, respectueux mais convivial. Après les excès de ses farouches détracteurs, aujourd’hui écartés du gouvernement, la religion n’avait pas pour autant retrouvé la place qui était la sienne avant la Révolution, ni ses fonctions les plus évidentes. Entre autres, celle de rythmer le temps.

- Te voilà déjà ! Je ne t’attendais pas si tôt ! Aide-moi à habiller les petits, je n’en ai pas pour bien longtemps !

Marie Denise Bérardier, bravant les frimas du petit matin, était sortie de bonne heure et s’était déjà rendue sur la tombe de ses petits nouveau-nés et de son défunt mari, autour de l’église Saint-Mathieu. Bientôt six ans qu’elle était veuve ! Elle avait ensuite fait le grand tour par le pont Sainte-Catherine, longeant l’Odet à l’aller, puis au retour, sur l’autre rive, jusqu’à la manufacture de faïence, pour y rejoindre sa cousine Marie Elisabeth. Elles avaient convenu de se rendre ensemble au cimetière de l’ancienne église de Locmaria.

Sur les douze enfants qu’avait eus Marie Elisabeth et les neuf qui lui restaient en vie, elle n’avait que deux filles : Elisabeth qui avait pris dix-huit ans cet été, devenait une belle jeune femme, et la petite Julie dont on venait juste de fêter les trois ans paraissait encore un enfançon.

Un à un, les trois plus jeunes fils de la faïencière, âgés de huit à douze ans, vinrent embrasser Marie Denise. Puis arriva son filleul, son préféré, Denis, dans sa tenue du dimanche :

- Oh là là, on dirait un homme comme ça !

Bien que de taille moyenne, il était bien bâti, habitué à travailler à la manufacture et à porter de lourdes charges. Il allait avoir seize ans le mois prochain, mais en paraissait vingt.

- Bon, tout le monde est prêt, en route !

Marie Elisabeth savait que ses trois grands fils ne se souciaient pas de la rejoindre et se rendraient sur les tombes quand ils l’auraient décidé. Clément, même s’il poursuivait sa demeure dans la faïencerie, était majeur, depuis que la loi mettait la majorité à vingt et un ans, et venait d’être renommé conducteur principal des ponts et chaussées du Finistère. Depuis la chute de Robespierre et de la Montagne cet été, l’ancien personnel politique du département rentrait en grâce et la famille de la Hubaudière également, bien que privée de son chef. Mais Clément avait de la personnalité et valait son père !

Le second, Jean-Marie, qui serait majeur avant Noël, se partageait entre l’aide à la manufacture, ses tentatives encore timides dans le négoce et les périodes forcées à l’armée, sous la coupe de son frère aîné, toujours capitaine de la garde nationale. Joseph, le troisième fils, plus attiré que ses aînés par la faïencerie, y secondait sa mère. Ils viendraient plus tard au cimetière, mais ils viendraient, car ils avaient bien connu leur grand-père Caussy. Ce n’était pas le cas des petits.

Le groupe descendit le large escalier de la Grande Maison et emprunta la rue Basse qui débouchait sur la place de l’église. La chapelle de Sainte-Barbe avait disparu, rasée et vendue aux marchands de matériaux comme bien national. Le couvent de Locmaria, déserté et inerte, offrait un bien triste spectacle, tel une coquille vide sur le bord de l’Odet. Au pied de l’église désaffectée, et fermée en attendant sa vente, se tassait entre ses vieux murs le cimetière dont toutes les croix avaient été abattues sur l’ordre de la Montagne, au moment où elle s’était saisie d’un pouvoir exercé avec insolence.

Cette désolation ajoutait à la tristesse des deux femmes.

- Mon Dieu ! Dire que l’on a connu tout cela si beau, si bien entretenu... Elle est belle, leur révolution !

- Ma pauvre, plus de messe, plus de religieuses, plus de recteur, plus d’enterrements ici... Le village est mort... Il était si vivant !... Ils ont tout tué en un rien de temps !

- Nos aïeux verraient cela, ils se retourneraient dans leur tombe ! Eux qui avaient apporté tant de vie à Locmaria !...

Avant de s’effondrer à la suite de Robespierre, le parti de la Montagne avait eu le temps de poursuivre son œuvre destructrice envers tout ce qui rappelait la royauté, la religion, la féodalité et l’ordre ancien. En éliminant aveuglément ceux qui faisaient figure d’élites de la nation et en tenaient les rênes, il avait aussi démantelé tout ce qui produisait des richesses, évincé ceux qui les avaient créées et pouvaient en créer de nouvelles. Le pays vivait aujourd’hui dans la misère, dans la crainte du lendemain, sans chef et sans perspectives claires.

- Les enfants, faites une prière sur la tombe de vos grands-parents.

Marie Elisabeth, après sa prière, resta immobile en pensant à son père. Elle le revoyait s’activer dans la faïencerie lorsqu’elle était jeune, dresser des plans, faire rehausser les bâtiments et construire de nouveaux fours, paver les cours, édifier des galeries extérieures, améliorer l’outil de travail, lui disant que tout cela était pour elle... Elle l’entendait encore lui prodiguer tous ses conseils comme si elle avait été un garçon, persuadé qu’un jour elle mènerait seule l’entreprise familiale. Il lui avait remis entre les mains l’honneur de ses aïeux, elle se devait de ne pas le décevoir et s’y attachait depuis longtemps. Marie Denise la tira de sa rêverie :

- Tu te rappelles, ton père, ce qu’il nous disait des belles idées de Rousseau, de Montesquieu et des autres ?

- Oh oui ! Comme si c’était hier : il faut douter des plus belles théories, car les hommes ne sont que des hommes ! Seule la pratique vérifie si les idées étaient bonnes ou non à appliquer. Il ne s’était pas trompé !

- Ton père était un sage !

- Non, un Normand ! Tiens, voilà la tombe du grand-père Bousquet et de la grand-mère Isabeau. Voyez, les enfants, ce sont nos ancêtres de Provence qui ont construit la manufacture et toutes les belles maisons que je vous ai montrées, comme le manoir de Rosmaria, chez le cousin Bérardier.

Depuis le démembrement de Locmaria, son bourg était rattaché à Quimper, tandis que les terres à l’est de la rue de Bénodet, dont le manoir de Rosmaria occupé par Jean-Baptiste Bérardier, étaient rattachées à Ergué-Armel. Cependant, le frère de Marie Denise conservait tous ses morts dans le petit cimetière de Locmaria, et non dans son nouveau ressort. Si elle était là pour sa mère enterrée depuis plus de quarante ans, c’était aussi pour eux qu’elle venait : son frère, éloigné pour l’heure, ne pouvant s’y recueillir, l’avait priée de déposer des fleurs sur la tombe de sa première épouse et de leurs enfants.

- J’ai des nouvelles de Jean-Baptiste ! Il devrait bientôt rentrer de Paris.

- Ce ne serait pas trop tôt ! Il doit trouver le temps bien long, depuis cinq mois qu’il est là-bas...

- C’est que... les choses n’y sont pas si simples, et réunir le notaire et l’huissier n’est pas chose facile ! Il paraît qu’ils ont beaucoup à faire en ce moment.

Jean-Baptiste Bérardier s’était rendu dans la capitale pour y faire lever les scellés apposés sur les affaires de leur frère Denis, mort grand-maître du collège de l’Egalité, autrefois Louis-le-Grand. Il y logeait, dans les appartements mêmes qu’occupait Denis, pour assister à l’inventaire qu’en dressait peu à peu le notaire, lorsque l’huissier se trouvait au rendez-vous pour lever les scellés après les avoir constatés sains et entiers. On en était, depuis le début de juin, à la onzième séance et Jean-Baptiste faisait maintenant enregistrer les actes au fur et à mesure, tant les événements étaient incertains.

- Il m’écrit que les choses prennent bonne tournure pour la préfecture, depuis que les Montagnards sont tombés.

Jean-Baptiste, ayant fait connaissance avec l’entourage de son frère, poursuivait à Paris l’œuvre qu’il avait initiée, trouvant les mêmes appuis, sauf que ceux-ci avaient repris de l’aisance et récupéré de leur influence. Dès le début de la République, les Montagnards s’étaient inquiétés de la clairvoyance des élus du Finistère sur leurs desseins. Entravés lors de leurs diverses tentatives de coup d’état par leur vigilance envers la défense de la République, et plus encore menacés, lors de leur coup d’état vainqueur de juin 1793, par l’ardent patriotisme et l’appel national des administrateurs finistériens désireux d’empêcher la dictature, ils avaient puni le siège du département, Quimper, en déplaçant le chef-lieu chez son concurrent, Landerneau, censé abriter de meilleurs patriotes, du moins de bons Montagnards. Ils avaient ensuite destitué d’office la municipalité de Quimper pour la régénérer par des hommes de leur parti, et avaient fait décréter d’accusation tous les administrateurs du département, les accusant, sans rire, de fédéralisme. Cette fine fleur du Finistère, élite de la première heure qui avait porté les espoirs républicains de la majorité du peuple, avait péri au printemps dernier sous l’échafaud de la Terreur, dirigée par une infime minorité de fanatiques. Même l’évêque constitutionnel !

Depuis, les Montagnards de Landerneau avaient multiplié leurs interventions au Comité de Salut Public pour faire fixer définitivement le chef-lieu dans leur ville, se faisant appuyer par le club des Jacobins de Paris. Denis Bérardier avait fortement contribué au choix de Quimper par la Constituante. Malgré sa position délicate de prêtre réfractaire chef de file de l’opposition à la constitution civile du clergé, il comptait encore beaucoup d’amis parmi les députés de la Convention, et s’y était opposé de toute son influence, jusqu’à sa mort.

Arrivé à Paris, Jean-Baptiste avait pu mesurer le respect dont jouissait son frère, dans tous les camps. Il s’en était trouvé tout de suite investi par son maintien militaire, sa ressemblance et le fait de loger chez lui avaient fait le reste. Il s’en tenait aux mêmes arguments objectifs que le clan de Quimper développait depuis le début : le rééquilibrage économique du département.

Il lui semblait que le parti de la raison allait l’emporter. Surtout, les chances de réussite étaient augmentées par le désir du nouveau gouvernement d’effacer les traces des excès du précédent. Ainsi, dès le mois d’août, il avait ordonné de libérer les suspects détenus sans preuves et avait réorganisé le tribunal révolutionnaire dont Couthon, deux mois plus tôt, avait exclus les défenseurs et les témoins. Il avait promulgué une loi en septembre allant dans le sens de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, laissant augurer du retour prochain du libre exercice du culte, et en octobre il avait frappé plus fort, arrêtant les chefs des Montagnards de Paris et interdisant désormais les affiliations et correspondances entre les sociétés, visant ainsi directement l’organisation du club des Jacobins. Sur le plan de la politique intérieure, il envisageait de rétablir la paix en proposant une amnistie générale aux révoltés de la Vendée.

Il en espérait l’apaisement, tant des conflits nationaux que locaux, et les Jacobins étaient nettement entrés en défaveur. Avant que Landerneau ne trouvât un autre Cheval de Troie, Jean-Baptiste en avait profité, encore tout récemment, pour rappeler à ses amis les plus influents la cause de Quimper.

- Antoine s’est tant battu pour cela ! Il aurait été content !

Marie Elisabeth n’avait pas de tombe à fleurir pour son mari : il était inhumé à Fougères. Il n’était mort que depuis six mois, mais elle avait appris à vivre sans lui depuis plus d’un an, depuis qu’en septembre 1793 il avait dû s’enfuir vers son pays natal pour échapper aux Montagnards, après avoir aidé des ministres et députés girondins à s’enfuir sur son propre bateau. Elle venait tout juste d’envoyer son fils aîné, Clément, au bureau de Quimper pour régler les frais de mutation après décès d’Antoine de la Hubaudière. Il devait encore se rendre à Fougères, dans l’arrondissement duquel se trouvaient la plupart des biens paternels. Ceux-ci avaient subi de plein fouet les vengeances des chouans, qui les avaient dévastés et brûlés. Mais il ne fallait pas espérer une quelconque indemnisation : Antoine, officiellement, était mort comme un traître à la nation, à sa patrie, alors qu’il n’avait eu de cesse de la défendre.

Que de tracasseries avait-elle subies quand la Montagne dominait la vie politique à Quimper comme à Paris ! Que de visites domiciliaires inopinées, que de velléités de mise sous séquestre de tous ses biens, qu’elle avait énergiquement repoussée, restant toujours sur la défensive ! La droiture de son mari apparaissait comme une tache sur l’honneur familial de la Grande Maison, quand elle aurait dû le grandir. Toutes les valeurs semblaient inversées pendant cette période funeste, où Marie Elisabeth, autrefois respectée comme son père sous le nom de Caussy, portait comme une croix l’appellation de “veuve la Hubaudière”. Le nombre des amis s’était restreint considérablement, la loge de la Parfaite Union avait suspendu ses séances en attendant de meilleurs jours et la famille s’était recroquevillée sur elle-même.

Marie Elisabeth avait assez à faire pour maintenir l’ouvrage à la manufacture, afin d’entretenir la petite centaine d’ouvriers qui comptait sur elle, s’occuper de l’éducation de ses enfants quand il n’y avait plus d’école pour eux à Quimper, et leur donner les moyens de s’établir honorablement. Ces moments difficiles avaient achevé de forger son caractère, déjà bien trempé de naissance et affûté par la vie commune avec son défunt mari, à la si forte personnalité.

La République tant espérée au début n’avait apporté que chaos et misère. Il semblait que le nouveau gouvernement, plus souple, désirait freiner la fuite en avant et ménageait les royalistes et les Vendéens pour rétablir la paix intérieure. Marie Elisabeth ne comptait pas voir revenir bientôt le temps béni de la prospérité, de même qu’elle n’espérait pas un retour à la royauté, mais elle voulait être prête à saisir les premiers signes d’embellie économique s’ils se présentaient, pour relancer son établissement. Les régimes passaient, mais la faïencerie devait rester. Elle était bien décidée à mener son petit monde d’une main ferme pour réussir, et ainsi faire honneur à son père.



* * *

- On ne dit plus décembre, mère, mais frimaire !

- Ça n’y change rien ! On ne se marie pas en Avent, tu le sais bien !

- C’est fini cela, mère, plus personne ne s’en préoccupe !

- Je vous ai pourtant bien élevés dans le respect, et le père Guillou aussi !

Clément ne répondit rien. Oui, la religion interdisait bien le mariage pendant le Carême et l’Avent, mais c’était avant... On se fait facilement aux nouvelles mœurs quand elles sont moins exigeantes que les anciennes.

- Et puis, tu parles d’un mariage !... Ah ! Il a de l’allure, sans aucune religion !

- C’est comme cela maintenant, ils n’y peuvent rien !

- En tout cas, ça n’a pas l’air de les gêner le moins du monde ! Ils ont vite oublié ! Pauvre France !

A cinquante-cinq ans, Mathias Morvan, contremaître de la chambre des peintres comme l’avait été son père, était l’un des plus anciens ouvriers de la Grande maison. Il avait demandé l’autorisation à Marie Elisabeth de réunir ses invités dans la grande salle de la manufacture des pipes, à l’occasion de son second mariage. Elle s’était indignée de la date, mais c’était la seule que la mairie de Quimper lui accordait, parce que les candidats au mariage s’y pressaient et qu’il n’y avait qu’une seule municipalité et un seul lieu pour les recevoir. Lorsque les mariages étaient religieux, ils se répartissaient entre diverses églises des paroisses de Quimper dont les prêtres étaient nombreux. Maintenant, il fallait se plier aux exigences des disponibilités. Pour mieux étaler les demandes, le mariage civil avait récupéré les mois de mars et décembre, que la religion laissait morts. Refuser ces mois, c’était prendre le risque de se signaler comme royaliste et défenseur de la religion romaine.

Le cortège s’était donc rendu à l’hôtel de ville où l’officier d’état civil avait fait lecture de l’article de loi puis, sans autre cérémonie, avait déclaré les futurs mari et femme. Cela n’avait guère duré un quart d’heure, signatures des quatre témoins comprises. Puis les invités avaient pris le chemin du retour.

Certes, ce mariage sans sacrement ressemblait plutôt à une joyeuse promenade et manquait quelque peu de tenue. Pour la faïencière, seul le rituel de l’engagement devant Dieu sacralisait le couple, lui conférant une valeur sublime et immortelle, capable de survivre à la mort. Par exemple, il ne lui viendrait même pas l’idée de se remarier, alors qu’elle pouvait, aux yeux de plusieurs, constituer un parti enviable. Mais elle voulait garder sa fidélité à son mari, à sa conscience, à Dieu. Cette nouveauté du mariage civil, cet engagement pris devant la seule loi, lui semblait une mascarade qui permettait de ficeler un couple aussi facilement que le divorce, création du même acabit, le libérait. Désormais, on pouvait se marier à la légère, sachant que cela n’était pas nécessairement définitif. La loi pouvait-elle, devait-elle, régir tous les actes de la vie privée ? Que devenait, dans tout cela, la protection divine conférée par chaque sacrement ? On enterrait déjà les gens comme des chiens crevés.

Mathias Morvan n’était pas cause de tout cela, il subissait lui aussi. Il avait, malgré tout, su composer entre l’ancien et le nouveau calendrier : alors que le repos du dimanche était puni, le 19 frimaire tombait la veille du décadi, repos imposé depuis quelques mois : la noce se prolongerait le lendemain, comme à l’accoutumée ; et par rapport à l’ancien style, dont on continuait de tenir compte sous le manteau, les époux étaient restés fidèles au mardi, comme autrefois. La tradition était sauve.

Tandis que l’on apercevait le cortège entre les arbres du Champ de Bataille, Clément réorienta la conversation sur un sujet susceptible de rendre le sourire à sa mère, en vue de l’accueil des époux :

- Il paraît que les administrateurs du département sont satisfaits de leurs locaux. Ils se trouvent mieux à Quimper qu’à Landerneau !

- J’espère que le chef-lieu n’en repartira plus, maintenant !

- La préfecture cherche des chambres en ville pour loger son personnel. Cela redonnera un peu de vie au bourg et y attirera sûrement plus de population.

Quimper comptait à peine six mille âmes, dont un bon quart de mendiants depuis le passage de la Montagne au pouvoir, alors qu’ils étaient rares auparavant : les hôpitaux se chargeaient autrefois de recueillir, occuper et nourrir les nécessiteux, qu’ils fussent orphelins, vieillards ou veuves. La manufacture en avait toujours employé les adolescents comme main-d’œuvre, dont les salaires allaient grossir les secours d’indigence fournis par la communauté de ville aux intendants de ces hôpitaux. Maintenant que les religieuses en étaient expulsées, que les revenus en étaient taris et que les locaux en étaient réaffectés, les pauvres étaient livrés à eux-mêmes et n’avaient plus d’autre ressource que de mendier leur pain. Quant à espérer du travail, ce n’était pas le moment !

Certes, le Finistère comptait des villes plus importantes et plus dynamiques, surtout au nord mais c’était l’un des meilleurs arguments de la Cornouaille, que de demander à répartir les richesses sur tout le territoire plutôt que de les concentrer en un même lieu. Elle en espérait le développement de sa principale ville, Quimper, et de ses alentours. L’accueil de la préfecture et de ses services ne pouvait que créer de nouveaux besoins, draîner de l’argent frais et favoriser le commerce. On pouvait également en attendre le développement de l’activité du port de rivière. Mais pour l’heure, il s’agissait de trouver rapidement à répondre aux premières demandes, celles du logement pour les nouveaux arrivants. Si, par les nationalisations des biens du clergé, la ville disposait de beaux locaux pour accueillir divers services de la République, tel le couvent de Locmaria toujours inoccupé, en revanche elle n’avait guère de maison à offrir pour loger un préfet ou un secrétaire général de préfecture. Il faudrait en louer à des particuliers, ce qui pèserait sur les ressources de la ville, déjà bien faibles. Mais c’était à ce prix que l’on conserverait le chef-lieu à Quimper.

- Si nous avions encore la Maison Rouge, nous pourrions la louer sans difficulté. La préfecture n’est pas si loin. En dernier, c’était un chanoine de la cathédrale qui l’habitait, et il faisait le chemin tous les jours.

La cathédrale se situait à moins d’une demi-lieue de Locmaria, et la préfecture était encore plus près, de ce côté de l’Odet, dans l’ancien hôpital Sainte-Catherine.

- Où était-elle, cette Maison Rouge ?

- Par là, de ce côté ! Je me rappelle, j’étais encore bien jeune, la communauté de ville a réquisitionné tous les terrains bordant l’Odet, a rasé les maisons et a construit le quai en dur. En fait, la maison aurait pu rester debout, mais il paraît qu’elle se serait trouvée trop près du quai. Dommage ! A la place, la mairie nous fait une petite rente de quatre-vingt-dix livres l’an.

- C’est peu, parce qu’une maison placée ici vaudrait au moins deux cents livres de revenu, aujourd’hui. Et puis, tout ce terrain perdu, entre la route et notre manufacture !

- Il ne représente que le dixième de ce que l’on nous a pris. Ton père a demandé à le récupérer pour l’annexer à la fabrique, en proposant en échange de créer une fontaine au bord du quai, alimentée par la source du Frugy.

- Et pourquoi ça ne s’est pas fait ?

- Parce que la Communauté n’acceptait qu’à la condition de supprimer la totalité de notre rente. Tu te rends compte ? Pour le dixième de ce qu’elle nous avait pris ! Nous avons mis cela sur le compte de la jalousie.

En tant que conducteur des Ponts et Chaussées, Clément apprécia à sa juste valeur :

- Que ce soit en république ou en royauté, tant que les hommes font passer les petits intérêts avant les grands, rien de bien constructif ne peut avancer. Et où est passé le reste de ce terrain ?

- Une partie a été creusée pour laisser la place au quai, et la plus grande portion est devant toi : ce sont les premières toises des Allées de Locmaria. Tu vois, les arbres sont plus jeunes, juste là où arrivent les mariés.

La noce se présentait sans ordre aucun, gaie et colorée, menée par les traditionnels bombarde et biniou qui sonnaient une marche. Il y avait là tous les peintres de l’atelier avec leurs épouses, quelques tourneurs et les familles des deux époux.

Les deux musiciens s’avancèrent jusqu’au seuil de la faïencerie, où attendaient Marie Elisabeth et Clément, tandis que la noce s’égaillait en un large demi-cercle autour de l’entrée pour mieux voir et entendre. Les deux bardes étaient réputés pour leur verdeur de langage et leur impertinence. Suivis des nouveaux époux, ils abaissèrent leurs instruments et le silence se fit :

- Citoyenne, aurais-tu de quoi nourrir les jeunes et beaux mariés que voilà, et toute la noce qui suit ? Rien que de braves ouvriers qui ne gagnent pas cher !

- Vous dites, Monsieur ?

Le ton froid et cassant de Marie Elisabeth, qui n’avait pas bougé d’un pouce face aux simagrées du sonneur, coupa net les rires naissants de l’assistance. Celui-ci tenta de poursuivre ses mimiques, balayant l’air de son chapeau :

- Monsieur ? Monsieur ? Hélas, je ne suis qu’un simple citoyen...

- Le seul homme, ici, qui ait pu s’honorer du titre de citoyen en est mort ! J’eusse préféré qu’on continuât à l’appeler Monsieur et qu’il fût encore là !

Il s’inclina, tentant de rattraper ce mauvais début :

- Assurément, Madame... Ce fut un grand homme...

- Certainement, et qui n’a jamais laissé ses ouvriers mourir de faim, quitte à prendre sur sa réserve.

Plus personne n’avait envie de rire. Dans le froid sec de décembre, la voix claire de la maîtresse résonnait aux oreilles de chaque ouvrier, et sa prestance en imposait aux deux sonneurs d’ordinaire si volubiles.

- Madame, n’aurait-il pas été heureux d’héberger la noce du meilleur d’entre eux ?

- Sans aucun doute, comme nous l’avons toujours fait pour la plupart. Les portes sont toujours ouvertes pour la famille.

Son ton s’était radouci en regardant Mathias Morvan, qui lui sourit en hochant la tête. Elle poursuivit :

- J’en suis heureuse aussi ! Je le serais plus encore pour un vrai mariage avec une bénédiction et un sacrement.

On aurait entendu une mouche voler :

- Ce n’est pas votre faute, puisque l’on a fermé les églises et chassé les prêtres. Qu’à cela ne tienne ! Je vous demande, avant d’entrer, de rendre grâce à Marie, la sainte patronne de la mariée, qui n’a pas cessé d’être aussi celle de notre village.

Elle joignit les mains et entonna un “Je vous salue Marie”, aussitôt accompagnée de toute l’assistance tête baissée, sous les yeux ébahis des deux sonneurs. Certes, le spectacle était curieux, de tous ces hommes retrouvant d’un seul coup ces paroles oubliées depuis beau temps, et obéissant sans réfléchir à cette maîtresse femme mieux qu’ils n’auraient obéi à un prêtre dix ans plus tôt. Certains s’étaient même agenouillés, par réflexe. Les deux musiciens observaient cette femme dans la force de l’âge, sous ses quarante-trois ans, avec son initiative hors de saison, dangereuse même pour elle, mais qui semblait bien décidée à faire respecter ses idées chez elle. Rares étaient les gens, en ce moment, capables de fixer un cap. A la fin de la prière, elle se signa, imitée de tous.

- Aujourd’hui, messieurs, vous n’entrez pas ici pour le travail, mais pour fêter Mathias et Marie, et vous amuser. Tout comme eux, que tous ceux qui passent le seuil de cette maison soient bénis !

- Même nous ? Hasardèrent les deux musiciens.

- Même vous, sonneurs du diable ! Répondit-elle avec un sourire. Vous en avez tant besoin !

Ils se fendirent d’un grand salut avec leurs chapeaux :

- Grand merci, Madame la faïencière !

La formule contenait plus de respect que d’ironie. Elle le perçut bien, s’écarta d’un côté du seuil, tandis que Clément s’écartait de l’autre, et la noce pénétra calmement, en couples reconstitués, dans le vestibule qui conduisait à la manufacture des pipes. Chacun, au passage, la saluait, et elle répondait par un sourire ou un petit : ”amusez-vous bien !“. Elle, n’irait pas, elle était en deuil. Définitivement.


* * *

- Repose-toi, nous irons la déclarer demain à la mairie !

Marie Elisabeth lui sourit, sortit de la chambre, referma doucement la porte derrière elle, puis rejoignit Jean-Baptiste Bérardier et son épouse qui parlaient dans la salle avec Guillaume Eloury.

- Alors, la jeune maman va mieux ?

- Oui, pauvre fille ! Si jeune ! Elle ira surtout mieux quand elle retrouvera son mari... si elle le retrouve un jour !

La faïencière avait recueilli cette jeune réfugiée américaine enceinte jusqu’aux yeux, arrivée un peu plus tôt par bateau au port de Quimper, parmi d’autres femmes. Comme d’autres, elle avait été séparée de son époux dès l’embarquement et n’avait plus aucune ressource. Sollicitée par les autorités de la ville, Marie Elisabeth en avait eu pitié et l’hébergeait dans les vastes logements de la manufacture : Marie Claire Jeanbar, épouse Rigou, avait l’âge de sa fille aînée, dix-huit ans. Imaginer que sa propre fille fût dans la même position lui donnait froid dans le dos. Elle s’adressa à son cousin et à sa femme :

- Demain, vous viendrez avec moi à la mairie ? Je n’ai guère l’habitude de ces nouvelles formalités. Toi Jean-Baptiste, tu connais bien ça !

Il acquiesça. Rentré de Paris après avoir assisté à la vente à l’encan des affaires de son frère et en avoir recueilli le prix, le cousin avait repris son poste d’officier municipal à Ergué Armel, où il s’occupait régulièrement des affaires de la commune.

- C’est donc que vous serez la marraine, Madame, et Monsieur Bérardier le parrain ?

C’est Jean-Baptiste qui répondit à l’ouvrier :

- Pas du tout Guillaume, il ne s’agit pas de cérémonie religieuse, mais juste de la déclaration à l’état civil.

Guillaume Eloury, comme tant d’autres, était troublé par ce nouveau mode de vie sans religion. Ayant perdu ses repères, il disait ne plus rien comprendre. Cet après-midi, à la mairie, il avait accompagné son fils cadet pour y déclarer son premier.

- Tu as bien vu l’officier d’état civil ! Il ne t’a quand même pas béni ton petit-fils ? Et tu ne l’as pas porté sur les fonts ?

- Ben non, mais... j’étais avec la grand-mère du petit !

Le passage à un état purement laïque avait du mal à s’effectuer, les traditions perduraient, toujours associées à la religion : il était de coutume, pour le premier enfant d’un couple, de le placer sous le parrainage d’un aïeul de chaque lignée, tant pour marquer son respect que pour obéir à un rite plus inconscient, tenant au devoir accompli de perpétuer la lignée familiale. Maintenant que les vrais prêtres étaient partis et que le pouvoir civil avait pris le relais du religieux, les gens allaient à la mairie comme auparavant à l’église : les déclarants, toujours un homme et une femme, avaient valeur, pour le nouveau-né et au regard de toute sa famille, de parrain et de marraine. Des rituels civiques venaient tout juste d’être publiés pour donner une consistance aux nouvelles cérémonies.

Une naissance, comme un mariage, est un événement heureux auquel la religion n’apporte qu’une sacralisation. Il en va autrement d’une inhumation, où elle peut aussi apporter des secours moraux à la famille. Un enterrement civil est un vrai crève-cœur, surtout celui d’un enfant. Guillaume Eloury venait aussi d’en faire l’amère expérience : trois jours plus tôt, il avait accompagné son fils aîné à la mairie pour y déclarer le décès de son fils de trois ans, arrivé le jour de la Chandeleur. Sur la foi des témoins, un permis d’inhumer avait été délivré, et une fois la fosse creusée dans le cimetière de la ville, il ne s’était plus agi que d’y porter le corps de l’enfant et de “l’enterrer comme un chien”, disait-il. Il en était encore dubitatif.

Guillaume Eloury, qui avait élevé ses deux fils dans la crainte de Dieu et le respect des sacrements, souffrait d’autant plus de ce récent vide religieux qu’il sentait venir son tour et se demandait comment lui, baptisé et ayant vécu toute sa vie dans la chrétienté, serait reçu là-haut si aucun intermédiaire qualifié n’annonçait sa venue ni ne lui donnait de sauf-conduit. Les morts de ces derniers temps, partis sans extrême-onction, sans rémission de leurs péchés, avaient-ils trouvé porte close en arrivant au paradis, et n’étaient-ils pas condamnés à errer dans les limbes jusqu’à la fin des temps, comme on le disait avant ?

- Vois-tu, Guillaume, la loi et la religion sont deux choses différentes : la déclaration en mairie de tout acte d’état civil est obligatoire, c’est ce document qui fait foi. Ensuite, le sacrement religieux est facultatif et libre, selon les convictions de chacun.

- Avant, Monsieur Bérardier, le recteur s’occupait de tout, c’était bien plus simple !

- Pour nous, sans doute ! Mais pas pour ceux des autres confessions. Maintenant, nous sommes tous égaux devant la loi et nous gardons notre liberté de choix du culte.

- Quel choix, puisque l’on nous a fermé les églises et chassé nos prêtres ?

- Plus pour longtemps, je pense ! Quand j’étais à Paris, j’entendais que la Convention devait bientôt restaurer la liberté du culte et instaurer définitivement la séparation de l’église et de l’état. On y disait que, si les prêtres s’étaient cantonnés à leurs fonctions, la Révolution n’aurait pas eu à se venger d’eux.

- Voilà toujours une bonne nouvelle ! Alors, on pourra faire baptiser tous nos jeunes enfants... du moins, ceux qui sont encore en vie, parce que, pour les autres...

Il se signa. Jean-Baptiste lui posa la main sur le bras :

- Dieu veillera sur eux, Guillaume, n’aie crainte !

- Je dois vous paraître bête, mais les sacrements, pour moi, sont bien plus importants que les bouts de papier de la mairie. Voyez, que ce soit une naissance, un mariage ou une inhumation, s’il y manque le sacrement, c’est comme si je posais une belle peinture sur un émail bien pur, et qu’on ne la cuirait jamais : le bel ouvrage inachevé et terne se dégraderait peu à peu jusqu’à devenir très laid. Le sacrement embellit les âmes comme la cuisson révèle les couleurs de la faïence.

Marie Elisabeth sourit : Guillaume Eloury, très soigneux, avait toujours aimé le travail bien fait. La peinture sur faïence était sa vie, son identité même. Il la prenait souvent en exemple pour illustrer ses propos, et en parlait avec chaleur. Au bout de deux minutes, son interlocuteur connaissait son métier et savait qu’il l’exerçait dans la Grande Maison, à Locmaria, la meilleure de toute la Bretagne, bien entendu.

A soixante-six ans, il s’accrochait encore et toujours à la manufacture comme à un point de repère immuable, dans le chaos de la Révolution. Il avait appris le travail avec Pierre Bousquet et connu son gendre Pierre Bellevaux, avait travaillé avec Pierre Clément Caussy puis son gendre Antoine de la Hubaudière, et œuvrait maintenant sous Madame la faïencière. Il était la mémoire de la fabrique, se rappelait les décors que l’on y peignait cinquante ans plus tôt et déplorait la dérive que la faïence avait connue depuis ce temps, se remémorait la solidarité présidant aux relations entre les ouvriers et leur esprit de corporatisme perdu, en voyant maintenant l’individualisme devenir la règle générale. Il avait l’habitude de dire :

- Plus rien n’est pareil !

Et il levait les bras d’un air évasif, comme s’il eût été trop long d’énumérer la liste des changements qu’il trouvait négatifs. Il mettait beaucoup cela, trop sans doute, sur le compte de l’irreligion ambiante : avec la disparition des baptêmes se perdait l’usage de faire parrainer ses enfants par les collègues de travail, ce qui avait pourtant l’avantage de resserrer les liens d’amitié et le sentiment d’appartenance à la manufacture. Il en était de même pour les enterrements, où les compagnons de travail tenaient la queue du poêle et soutenaient la famille.

Surtout, il restait fidèle à la Grande Maison : l’aîné des Eloury savait ce qu’il lui devait. Son frère cadet, tourneur, s’apprêtait à tenter sa chance en 1760, quand la mort l’avait fauché, et son benjamin, François, tourneur lui aussi, l’avait vraiment saisie en 1778, créant une poterie à Locmaria, avant de succomber à son tour l’année suivante. Mais sa veuve et son premier fils avaient réussi à maintenir l’entreprise et, à la mort de sa mère en 1787, le jeune Guillaume avait poursuivi seul, avec succès, la poterie à laquelle il avait bientôt adjoint la production de faïence. L’oncle, sollicité, aurait pu le suivre pour l’aider à développer sa nouvelle activité, mais il s’y était refusé par souci d’honnêteté et par dette morale envers ses maîtres, qui avaient eu le bon cœur de l’embaucher, lui et ses frères, quand leur père venait de mourir, les laissant jeunes orphelins.

Cela aussi le choquait : la reconnaissance était une valeur oubliée. Des ouvriers tourneurs qui avaient appris leur métier à la Grande Maison n’hésitaient pas à la quitter pour aller chez son neveu, pour quelques sous de plus. Lui avait enjoint à ses deux fils, Grégoire Joseph et Gabriel, le premier tourneur et le second peintre, de rester fidèles à Madame la faïencière, comme leur oncle Yves Le Bras qui dirigeait la tournerie.

Les cousins Eloury, issus des premières générations d’ouvriers faïenciers, travaillaient eux aussi au même lieu, comme tourneurs : Guillaume André, vingt ans plus jeune que lui, son fils aîné Guillaume François et son beau-frère Yves Cudennec.

Si la famille Eloury constituait l’armature la plus ancienne et la plus expérimentée des ouvriers de la manufacture, elle représentait également le seul danger de concurrence sur cinquante lieues à la ronde. Pour le moment, le jeune fabricant, qui ne manquait pas de cran et s’intitulait “Guillaume Eloury l’aîné” sur tous les actes qu’il signait, se contentait de produire surtout du grès et de la faïence blanche : n’employant que cinq tourneurs et une douzaine de journaliers, sans vrai peintre, il ne s’était pas lancé en grand dans la faïence peinte ; d’abord parce que la mode en passait, ensuite parce que le prix de revient excédait les moyens de la population, appauvrie par plusieurs années de révolution et les troubles qui s’ensuivaient.

Guillaume l’aîné n’en était pas moins l’un des plus gros employeurs de main-d’œuvre de Quimper, même en restant loin derrière Madame la faïencière et sa centaine d’ouvriers. Il assumait sans complexe son rôle de chef de famille, donnait de l’ouvrage à son frère Joseph André, tourneur comme lui, et prenait des responsabilités au niveau de la commune. En plus de sa carrure imposante, ce qui apparaissait tout de suite quand on le voyait, c’était cette maturité acquise précocement et le sentiment immédiat que le bonhomme irait loin.

Il n’en était pas de même pour Guillaume Dumaine, dont la poterie de grès stagnait, avec son seul ouvrier tourneur : il vivotait comme nombre d’autres potiers.

Pourtant, avec la misère générale, l’heure n’était plus aux assiettes richement décorées, mais aux grès et faïences utilitaires, et l’on prisait plus le travail du mouleur et du tourneur que celui du peintre. Si Rennes et Nantes périclitaient, voyant chacune la fin de deux fabriques sur trois, à Rouen c’était la déconfiture : il n’y subsistait qu’à peine le quart des ouvriers comptés quinze ans plus tôt, et bien faiblement occupés. Sur les vingt-cinq fours existants, une dizaine seulement étaient encore en activité, mais très ralentie : une fournée demandait un mois de préparation au lieu de huit jours auparavant. Malgré des tentatives pour s’adapter aux nouvelles productions de faïence au petit feu ou de terre d’Angleterre cuite au charbon, la faïence y avait perdu son lustre et se résumait maintenant à une production tout ordinaire, telle qu’on en fabriquait en de nombreux autres lieux. Surtout, les productions de prestige, qui avaient jadis fait sa réputation, outre qu’elles étaient passées de mode depuis trente ans à Paris et même dans la zone de vente de Rouen, n’auraient pu se satisfaire de la médiocrité des matériaux de base restant à la disposition des faïenciers depuis la guerre contre l’Anglais, qui durait toujours.

Ne pouvant faire venir la bonne soude d’Alicante qu’à grands frais, on s’en passait et l’on se servait de petite soude, ou de sels de varech, moins onéreux mais plus défectueux. On se contentait également de ramasser l’étain en vaisselle, mêlé de plomb, pour suppléer l’étain fin qu’on ne pouvait plus tirer d’Angleterre, tout comme sa mine de plomb que l’on remplaçait par celle de Paris et dont il fallait un tiers de plus, sans pour autant atteindre au même résultat. Plus question, avec ces produits de piètre qualité, de produire de faïences aux couleurs de grand feu et de premier choix qui, au reste, n’auraient guère trouvé d’amateurs. Trois fabriques, sur les quinze d’autrefois, restaient florissantes, qui cuisaient l’une du blanc, dont une partie sommairement peinte, pour le service de la table, l’autre du brun et du blanc-brun pour la cuisine, et la dernière les deux sortes. Autant dire que les peintres n’y trouvaient plus grand ouvrage.

Madame la faïencière s’adaptait à la conjoncture et le grès prenait de l’ampleur dans sa fabrique, ainsi que la brique et l’épi de faîtage. Elle développait la vaisselle de blanc-brun, sans oublier la pipe, mais tenait à conserver une ligne de blanc peint et ses artistes traditionnels, ne fût-ce que pour le réassort. Mais elle se disait surtout que la morosité ne pouvait durer, non plus que la guerre, et qu’il ne fallait pas perdre pendant cette mauvaise période toute l’expérience accumulée par plusieurs générations, si l’on voulait être à même de l’exploiter dès que la paix serait revenue, avant les autres. Si la plus grande fabrique de l’ouest ne se le permettait pas, qui le pourrait ? Elle comptait donc autant sur Guillaume Eloury que sur Mathias Morvan pour transmettre le métier aussi bien à leurs propres fils qu’aux jeunes apprentis. Elle misait sur l’avenir.

- Nous irons donc déclarer notre petite Américaine demain matin à la première heure ! Qui sait ? Peut-être un jour la marierons-nous à un faïencier !


* * *


La lettre était datée du 27 pluviose an III, qui se comptait le 15 février 1795 vieux style :

- Huit jours déjà, tu te rends compte ! Ça ne fait rien, ils auraient pu me l’envoyer plus tôt !

- Du moment que vous l’avez, mère, nous l’avons attendue si longtemps...

- Çà ! Tu peux le dire ! Ecoute bien : “ Considérant que la raison qui avait fait refuser le susdit paiement n’est plus d’aucun poids ; que, loin d’être allé grossir le nombre de nos ennemis extérieurs, il est devenu la victime...” Tu entends, Clément : “...la victime des scélérats qui ont secondé les efforts de nos derniers tyrans, comme il résulte de son acte mortuaire, portant qu’il est tombé sous les coups des brigands ou chouans...” C’est clairement écrit !

Plus que l’argent dû par le département depuis un an, la lettre rendait à la famille de la faïencière l’honneur de son nom.

C’était pour elle comme une renaissance après un an et demi de honte ravalée, de sentiment d’injustice et de crainte perpétuelle, de renfermement sur soi et sur ses affaires propres au lieu d’affronter les sourires narquois, voire soupçonneux et quelque peu méprisants, des notables de la ville passés au travers des arrestations et des divers troubles révolutionnaires. Il ne restait que leurs familles proches pour regretter les élites victimes des événements : seuls les survivants en sortaient glorifiés, la république oubliait soigneusement ses martyrs. Du moins, maintenant, drapée dans son voile de deuil respectable, elle pourrait marcher la tête haute.

- J’irai moi-même chercher mes cent quatre livres à l’hôtel du département, et je ne craindrai pas de les regarder dans les yeux, crois-moi !

La mort de Robespierre avait changé bien des choses. Les partisans de la Montagne une fois en minorité, la Convention avait pris des mesures annihilant les anciens excès : le tribunal révolutionnaire avait été rapidement réorganisé et ses juges arrêtés, le club des Jacobins à Paris avait dû suspendre ses séances, tandis que les soixante-treize députés dits “girondins” survivants étaient réintégrés dans le sein de la Convention en décembre. Peu après, le terrible Carrier était jugé pour ses exactions de Nantes et exécuté, des conventionnels très actifs comme Billaud-Varenne et Collot-d’Herbois, Fouché, Barère ou Vadier, étaient soumis à une commission d’enquête sur leurs agissements lors des troubles de la Terreur, et les cendres de Marat venaient même d’être expulsées du Panthéon. Tout cela apportait un peu de baume au cœur de la faïencière et de ses enfants, comme si la punition publique de ceux-là, qui n’avaient eu raison que par la terreur, réhabilitait la mémoire d’Antoine et justifiait après coup ses actions et opinions résolument républicaines. Ces corrections tardives le faisaient apparaître comme un homme raisonnable, victime, comme tant d’autres qui partageaient les mêmes qualités et le même engagement réfléchi, du vent de folie qui avait soufflé sur la France pendant près de deux ans et balayé la fine fleur du pays.

Au lieu de la honte qu’elle subissait depuis le départ de son mari de Quimper, la faïencière comptait bien, maintenant, en tirer de la fierté : la république avait contracté une dette de sang avec sa famille et lui en était redevable. Elle pouvait se permettre de porter haut le nom de la Hubaudière.

- Maintenant, Clément, à toi de faire honneur à ton père !

- Je n’y ai jamais manqué, mère... Je n’ai pas attendu cette lettre !

De fait, suivant les traces de son père, Clément était conducteur principal des Ponts-et-Chaussées, non pour le seul arrondissement de Quimper, mais pour tout le département du Finistère. Du point de vue de l’armée, il était capitaine, non de la seule paroisse de Locmaria, mais d’une des deux sections de Quimper. Et la tâche était toujours périlleuse, même si la Convention s’attachait à rendre le climat moins belliqueux : elle avait conclu des traités de paix avec la Prusse et la Hollande, et à l’intérieur, elle tentait de renouer le dialogue avec les insurgés de la Vendée. Ainsi, depuis un mois, elle avait rétabli la liberté de culte dans le département du Morbihan et venait, à ce qu’on disait, de sanctionner enfin le décret définitif qui l’étendait à toute la république. Elle avait confié des pouvoirs illimités aux négociateurs devant rencontrer les chefs de la Vendée, et des accords venaient d’être pris avec eux à la Jaunaye, près de Nantes, promettant l’amnistie à tous les chouans et vendéens en échange du dépôt de leurs armes. La pacification prenait meilleure tournure, même si certains des chefs chouans, comme Cadoudal, refusaient ces accords.

Pour certains, il n’était pas question de composer avec la république, qui n’avait pas partie gagnée dans les provinces : le sentiment royaliste, selon les lieux, y était encore très fort, car il rappelait les derniers temps de relatif bonheur et de paix qu’avait connus la France. Pourtant, on disait que le nouveau décret rendant la liberté du culte allait rassurer les royalistes tièdes et les ôter au recrutement des chouans combatifs. De tous les changements imposés par le nouveau régime, celui de la religion était le plus sensible parce que le plus intime.

En rétablissant cette liberté, la Convention dissociait la religion de la royauté et divisait ses ennemis résolus. Ceux qui resteraient pourraient ainsi être clairement désignés comme de purs royalistes, opposants armés au régime populaire.

Mais à Paris, on savait pertinemment que ce régime n’était pas si populaire et ne faisait pas l’unanimité : il ne sortirait pas vainqueur des urnes si l’on recourait au suffrage universel. Or, il fallait maintenant écrire et proclamer une nouvelle constitution fixant les règles de fonctionnement de la république et, bien sûr, des prochains scrutins, de façon avantageuse pour la république, avec sa pérennité pour objectif. Il fallait réduire le nombre des mécontents et les rattacher au régime : la pacification intérieure était donc une urgence.

La Convention explorait d’autres moyens de s’attacher la fidélité de la nation à long terme : sur la proposition de Lakanal, elle avait décrété en novembre la fondation de vingt-quatre mille écoles primaires sur le territoire, et tout dernièrement celle d’écoles centrales dans les villes, pour y rassembler les élèves d’un niveau supérieur. Il était grand temps d’y penser : depuis trois ans que l’on avait ôté aux prêtres l’enseignement gratuit, les petits n’étaient plus guère scolarisés, car les laïcs commis pour ces tâches, certes de bonne volonté et de bonne éducation, n’en avaient ni la vocation, ni la pédagogie. De plus, la république n’étant pas riche, ils devaient vivre grâce aux droits d’écolage perçus sur leurs petits élèves, ce qui avait eu pour effet rapide d’éloigner des écoles les élèves potentiels. Enfin, les locaux religieux où se pratiquait l’école s’étaient trouvés nationalisés et pour beaucoup vendus.

Il ne restait à Quimper, sur les quatre écoles gratuites d’avant entretenues par des particuliers, qu’une seule, tolérée par la municipalité sans l’aider, et le collège de garçons de la ville où les prêtres étaient d’abord restés en poste après avoir prêté le serment, puis avaient été remplacés, mais dont les élèves partaient peu à peu à la fin de leurs études sans qu’il en arrivât guère de nouveaux. A côté de cela, les familles les plus aisées abritaient leurs précepteurs, souvent d’anciens prêtres.

Il en était ainsi depuis toujours à la Grande Maison, où le père Guillou enseignait encore aux enfants de la manufacture. Pour la faïencière, il ne faisait pas de doute que l’avenir appartenait aux plus instruits, et qu’il ne servait à rien d’avoir un nom si on ne l’honorait pas d’un solide savoir.

Et maintenant, grâce à cette lettre qui rendait justice à la mémoire de son époux, elle tenait à ce nom, et avec la particule, s’il-vous-plaît. Dans ce moment où Quimper avait retrouvé le sien après avoir subi celui de Montagne-sur-Odet, où l’on abandonnait le tutoiement et l’appellation de “citoyen” pour le retour au “Monsieur” et au vouvoiement, il lui semblait que l’on revenait quelques années en arrière et que le temps allait reprendre son cours, comme si les quatre ou cinq dernières années allaient s’effacer, comme si le mauvais rêve allait s’évaporer dans un réveil propice aux nouveaux espoirs. Tout l’indiquait, à Paris on était contraint de revenir, une à une, aux anciennes valeurs. Pour subsister, la république devait rendre au peuple les libertés essentielles dont il disposait sous la royauté, et y ajouter celles qu’elle avait conquises pour lui depuis. Les libertés, pas les tyrannies... La faïencière recommandait à ses fils de ne rien céder sur la particule de leur nom et de ne plus en attacher les trois mots, tel qu’ils le pratiquaient prudemment depuis trois ans dans leur signature.

- Tu vois, Clément, avec cette lettre, tous ceux qui nous regardaient de travers, tous les jaloux et les soupçonneux, tous ceux qui nous jugeaient et pensaient nous abattre, eh bien, tous nous devront le respect. A nous de le mériter !

Elle la replia soigneusement, l’enfouit dans sa poche qu’elle tapota d’un air satisfait, saisit son chapeau et s’en alla chercher à la préfecture l’argent qu’on lui refusait depuis plus d’un an.


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