PROLOGUE (1743).
Les muscles frémissaient sous la peau après cette course dans
le petit matin froid et brumeux. Attaché à l'anneau planté
dans le mur de l'écurie, il frappait de temps à autre du sabot
sur le sol gelé, tandis que la buée s'exhalait en jets de ses
naseaux largement ouverts. Curieuse, la fillette en observait les tressaillements,
souvent accompagnés d'un coup de tête circulaire du cheval qui
renâclait.
Quoique énorme, l'animal ne semblait pas effrayer la petite, dont les
yeux arrivaient à peine à hauteur de son genou. Elle n'avait jamais
osé tant s'en approcher, mais ce n'était pas la première
fois qu'elle le voyait : le maître venait régulièrement
à la ferme voir ses métayers, plus souvent encore depuis quelques
mois, et pour cause.
Le visage replet au teint blanc de la fillette, encadré de boucles brunes
propres, sa cape de drap brun couvrant un sarrau de lin écru sans tache,
et les petits sabots de hêtre à sa mesure, tout montrait le soin
qu'apportait sa mère à cette enfant bien nourrie et à l'œil
vif.
Le maître possédait d'autres fermes et entretenait d'autres métayers
dans les parages de la Ferté-Macé où il faisait sa demeure,
mais il en voyait bien les différences : souvent laissés à
eux-mêmes, leurs enfants à peine vêtus, sales comme des peignes,
vaquant pieds nus dans la boue, ressemblaient plus aux animaux avec lesquels
ils partageaient la basse-cour qu'à des petits d'hommes. Quotidiennement,
ils couraient tous les dangers domestiques, loin de la surveillance de leurs
parents, et il arrivait même, comme le mois précédent, d'en
retrouver un, noyé dans la mare ou dans la rivière proche, quand
il y en avait une. Mais avec Marguerite, il avait confiance.
- Marie Jeanne, viens ici, ne va pas près du cheval, c'est dangereux.
Toute à ses observations, la gamine s'était encore rapprochée
pour voir l'impressionnant sexe du cheval entier s'allonger et projeter sur
le sol ridé son urine fumante. A l'appel de sa mère, elle recula
et, quittant à regrets sa leçon de choses, revint vers la maison
manable*.
En entrant dans la pièce aux poutres séculaires, Marie Jeanne
vit que la table était encombrée de deux baluchons : l'un, encore
fermé d’un double nœud, contenait des linges et hardes neuves que le
maître apportait, à la taille du nourrisson qui profitait bien
et grandissait ; l’autre, constitué d’un drap ouvert, voyait s’empiler
les vêtements trop petits qu’il devait remporter.
Penché sur le berceau d’osier tressé, le maître regardait
dormir son petit près de l’âtre où brillaient les braises,
éclairant le gril accroché au mur et la crémaillère
soutenant la soupière de fer. Quoique façonnés, ces objets
de métal pouvaient être obtenus à prix modique, lorsque
l’on demeurait à proximité de Rânes, de ses mines et de
ses forges : on y bénéficiait du second choix, voire même
du rebut, mais cela suffisait bien à l'usage des familles modestes pourvu
qu’il remplît les fonctions que l’on en attendait.
Comme tous les bourgeois de la ville, le maître plaçait son enfant
en nourrice à la campagne, chez des gens qui lui étaient attachés
et qu’il choisissait soigneusement. Il n’était pas bienséant,
pour les dames de la ville, d’allaiter elles-mêmes leurs nourrissons,
au risque de s’abîmer la poitrine et, pis encore, de s’exclure pendant
un long temps de la bonne société. C’eût été
d’un vulgaire !... et reculer d’un bon siècle, comme à l’époque
de Louis XIII et de Richelieu, quand seules les dames de haut rang s’offraient
les services de nourrices et de gouvernantes pour leur progéniture. Heureusement,
on n’en était plus là, et les bourgeoises de classe honnête
se délivraient toutes des viles tâches imposées par l’élevage
de leurs nourrissons. Le principal souci résidait dans le choix de la
nourrice, afin de limiter le risque bien réel de perte de l’enfant.
Certes, Pierre et Marguerite n’étaient pas riches, ne possédant
que leurs bras et leur courage pour entretenir la petite ferme et ses huit arpents
de terre chaude. Même les outils appartenaient au maître, qui fournissait
en outre la vache et les premières semences. Eux gardaient la moitié
de la récolte, une fois prélevé le grain à semer
l’année suivante. Le lait quotidien était pour eux et la crème,
plus facile à conserver et à transporter, pour le maître.
Depuis quatre ans qu’ils étaient ici, ils avaient pu acquérir
un couple de moutons et élevaient maintenant une demi-douzaine de bêtes
à laine, un cochon et des volailles qui cherchaient des vers dans le
pré voisin. La récolte des pommes, en automne, bien que partagée
en deux, fournissait à leur table un apport appréciable.
- La propreté est la richesse des pauvres !
Marguerite avait bien retenu l’adage enseigné par Monsieur le curé
au catéchisme et s’évertuait à l’appliquer à toute
sa maisonnée. Tout y était à sa place, bien rangé
et bien propre. C’était ce qui sautait aux yeux du maître et l’engageait
à lui confier sa progéniture pour la mêler à celle
de la jeune femme : Marie Jeanne avait pris trois ans et ses deux frères
aînés en avaient cinq et sept, tandis que la petite dernière
venait tout juste d’atteindre un an. Pas un seul enfant de perdu sur les quatre
qu’elle avait eus, ce qui était rare : c’était l’apanage des femmes
soigneuses et cela donnait confiance au maître.
La naissance de son fils était bien tombée, juste quand Marguerite
sevrait sa petite dernière, à l’âge de six mois. Elle avait
ainsi pu le prendre en charge tout aussitôt et le maître l’avait
emmenée chez lui, à la Ferté-Macé, où elle
avait assisté sa femme afin de la rassurer et de lui donner confiance,
sans gêner l‘action de la sage-femme. Tandis que la mère se reposait,
Marguerite, après la toilette du petit, l’avait langé comme on
doit le faire, enserrant les jambes dans les tissus blancs mis à sa disposition,
l’enveloppant dans une casaque brodée et le coiffant d’un bonnet, quoique
l’on fût en mai et qu’il fît beau.
Mais elle savait que le maître les emmenait à l’église,
en compagnie du parrain et de la marraine, puis qu’il poursuivrait son chemin
afin de les ramener à la ferme avant le soir. Cette alternance de chaud
et froid pouvait être fatale au petit, ainsi que l’humidité du
baptême, et elle se montrait prévoyante pour cet enfant comme pour
les siens. Le maître appréciait qu’elle ne manquât pas de
bon sens. Il admettait sans réserve que les femmes proches de la nature
se montraient plus aptes à élever les enfants que celles de la
ville, quand bien même elles n’étaient pas instruites. Savoir les
choses ne remplaçait pas la pratique et le jugement.
Le maître souriait en observant la figure propre de son fils, ses petits
poings fermés, d’où dépassaient juste les pouces, posés
sur les draps brodés, et le petit bonnet blanc couvrant sa chevelure.
Pendant ce temps, Marguerite, sa dernière fille sur le bras, allait et
venait entre le coffre où elle entreposait son linge et la table, dépliant
chaque vêtement, jaugeant sa taille d’un regard, puis le repliant et le
plaçant soit sur la pile du balluchon, soit à côté
sur la table si elle croyait en avoir encore l’usage. S’il lui arrivait, dans
l’urgence, d’utiliser pour le fils du maître un linge de ses enfants,
jamais elle n’eût osé l’inverse, quand bien même la taille
eût convenu. Le paquet du petit était rangé à part
dans le coffre. Elle devait donc dégager de la place pour y loger les
nouvelles affaires.
Elle s’occupait consciencieusement de cette tâche, sans lever les yeux
sur le maître, de peur de passer pour effrontée. Lui ne parlait
pas, pour ne pas réveiller le petit qui dormait. Dehors, on n’entendait
que le piétinement occasionnel du cheval et la cognée de Pierre,
fendant le bois à mettre dans la cheminée. Le maître lui
avait accordé les prognes* annuelles des haies ainsi que le bois mort,
lorsqu’il s’en trouvait. Les inondations de la Noël 1740 avaient sapé
les racines d’un poirier et de quelques pommiers disséminés dans
le labour, et les vents violents éprouvés deux ans plus tard en
avaient eu raison. Depuis bientôt un an qu’ils étaient à
terre, leur bois était suffisamment sec pour donner un bon feu de cheminée.
Déjà, le maître et Pierre les avaient remplacés,
chacun de moitié, comme prévu au contrat de métayage. Il
était également écrit que le bois sec profiterait aux deux,
mais le maître jugeait que, s’il profitait à son fils, le contrat
serait rempli. Les jeunes fermiers savaient qu’en prenant à charge l’enfant
du maître, ils pouvaient en tirer des avantages mais, en gens honnêtes,
ils ne jouaient pas ce jeu-là et, restant humbles, ils le laissaient
décider de ses largesses. Eux faisaient de leur mieux et apportaient
tous leurs soins au petit, lui leur accordait sa confiance et se montrait peu
exigeant, même sur les termes des loyers : à la dernière
Saint-Michel, Pierre n’ayant pu réunir toute la somme exigible, le maître
avait conclu qu’ils s’arrangeraient facilement : il ne paierait pas les cinq
livres mensuelles de nourrice jusqu’à l’effacement de la dette, et l’on
n’en parlerait plus. C’était un échange entre gens de confiance.
Les deux garçons de Marguerite aidaient leur père à entasser
les bois fendus, à ramasser les petites branches, à effectuer
les transports que leurs maigres forces leur permettaient.
Marie Jeanne, toujours attirée par la vue du cheval, avait décidé
de balayer la pierre de seuil, juste à l’extérieur de la maison,
d’où sa mère pourrait la surveiller et d’où elle observerait
l’animal. Elle bataillait avec le long manche du balai de genêts, plus
occupée à regarder vers l’écurie que sous ses pieds. La
queue de la monture fouettait l’air vif par saccades tandis que les sabots grattaient
le sol. Tout à coup, la gamine s’arrêta de balayer et fixa la queue
qui se levait : le crottin tomba par paquets, fumant et odorant, dans un son
feutré, formant un monticule derrière les pattes du cheval. Puis
il urina de nouveau. Marie Jeanne pensa avoir tout compris du fonctionnement
de cette grosse bête, offrant des points communs et des différences
avec celui de sa vache, mais ne vit pas d’où l’on pourrait en tirer
du lait, ce qui l’intrigua.
C’était un animal de la ville, comme son maître et le nourrisson,
son frère de lait : elle ne savait pas ce que signifiait la ville, mais
elle sentait confusément que, de même qu’on en habillait différemment
les gens, ils n’y vivaient pas comme elle et sa famille à la ferme. Plus
encore que celle du maître, c’était l’intrusion de cet animal énorme
dans son petit monde qui le lui faisait sentir. Mais qu’importait, puisqu’elle
était heureuse dans son monde à elle ?
A l'intérieur, le petit se réveilla en gloussant et commença
à pleurnicher. Marguerite, qui avait fini son paquet et rangé
les affaires neuves, porta la main à son corsage en remarquant :
- Il a faim, c'est son heure !
Le maître prit congé, sortit avec son baluchon bien noué
et l’attacha fermement sur la croupe du cheval. Pierre, délaissant un
moment sa cognée, vint l’aider à enfourcher le cheval, qu’il libéra
de l’anneau. Après quelques paroles échangées, il le salua
et le regarda s’éloigner au petit trot, puis saisit une pelle et récolta
précieusement le crottin qu’il déposa dans un coin de son jardin
à porée*.
Le maître et son cheval partis, le silence naturel était revenu,
seulement troublé par les caquètements de la volaille et les coups
de cognée réguliers. Il ne restait plus, de l'autre monde, que
le petit, tétant le sein de sa nourrice qui chantonnait. Pour Marie Jeanne,
tout était rentré dans l’ordre.
* * *