Influence des édits somptuaires de 1709 sur les faïenceries de Rouen.

 

Depuis l’époque romantique, on a pris l’habitude de considérer les édits somptuaires de Louis XIV comme prépondérants dans la diffusion de la faïence. C’est que l’on appuie cette thèse sur la fameuse phrase de Saint-Simon (en huit jours, tout ce qu’il y a de grand se mit à la faïence...), tirée hors de son contexte et dont on néglige toujours les phrases suivantes, qui la tempèrent.
Il ne faut pas oublier qu’il y eut plusieurs édits somptuaires publiés par Louis XIV, en 1689, 1699 et 1709, prescrivant la fonte de la vaisselle d’argent pour renflouer les caisses de l’Etat. Curieusement, on n’attribue qu’au dernier des vertus en faveur de la faïence, sur la foi des écrits d’un seul auteur. On comprend bien que les Grands, pour remplacer leur argenterie armoriée, devaient vouloir de la faïence également armoriée, qui ne peut se fabriquer qu’à la demande.
Techniquement, il était impossible qu’en huit jours les Grands de Paris aient eu en mains leur service de faïence : il leur fallait tout d’abord passer commande aux marchands faïenciers de Versailles ou de Paris, choisir leurs formes de vaisselle et leurs bordures, puis fournir un modèle de leurs armoiries qui devait ensuite atteindre le lieu de production. Le manufacturier devait faire fabriquer le biscuit, car si la demande fut aussi forte qu’on le dit, il ne devait pas en avoir assez d’avance, ce qui s’effectuait dans le haut d’une fournée, généralement mensuelle, dont on ne tirait les pièces qu’après refroidissement, soit six à huit jours après le début de la cuisson. Venaient alors le travail d’émaillage en blanc, le séchage, puis la peinture, avant la seconde cuisson. Restait enfin à emballer la vaisselle dans des caisses ou des harasses comblées avec de la paille et à l’acheminer jusqu’à Paris, généralement en voiture par eau, sur la Seine, souvent tirée du chemin de halage, quand le vent n’était pas favorable. Il est bien évident que tout cela prenait plus de huit jours. Quant à croire que les réserves des marchands parisiens aient pu satisfaire un engouement subit, ce serait mal connaître le système commercial de l’époque et la nature des stocks. D’autre part, on sait qu’au bout de trois mois en 1709, Louis XIV regrettait déjà sa vaisselle et son édit, et ne tint pas la main à le faire appliquer. Il s’agit donc de confronter les sources et les faits à cette assertion. Nous trouverons ici des éléments historiques concernant uniquement Rouen.


La vaisselle d’argent :
Un dépouillement des inventaires après décès entre 1707 et 1716, qui recense environ 200 cas de toutes les couches de la société, montre que 60 % des défunts possèdent de l’argenterie, dans des quantités identiques avant et après 1709, et 64,4 % au moins un objet de faïence, en proportion croissante suivant l’année. La majeure partie des marchands et bourgeois ont fait marquer leurs couverts d’argent, tandis que la noblesse a fait armorier sa vaisselle et la conserve sur plusieurs générations. On trouve fréquemment de l’argenterie armoriée des ancêtres.
Tous les parlementaires, censés être les premiers à porter leur vaisselle à la fonte pour montrer l’exemple, disposent à leur décès d’une impressionnante quantité d’argenterie armoriée, pesant entre 30 et 400 marcs (7,35 kg à 98 kg), dont on distingue souvent la toilette de la dame, jusqu’à 20 marcs.
Il est net que les parlementaires de Rouen ont conservé leur argenterie, que ce soit le procureur général, le secrétaire du roi, les conseillers, procureurs à la Cour des comptes et autres présidents, dont les décès de 1710 à 1716 offrent de grandes listes de vaisselle en argent. Voici, pour exemple, l’inventaire en date du 23 décembre 1716 de Jacques Nicolas Toustain, seigneur d’Héberville, Conseiller du roi, Maître ordinaire en sa Cour des Comptes, Aydes et Finances de Normandie :
- Un bassin et une aiguière aux armes du défunt, une autre aiguière aux armes du sieur et de la dame son épouse, un pot à eau aux mêmes armes, deux saladiers, un huilier, une petite écuelle à deux oreilles, deux chandeliers de toilette, deux autres, le tout d’argent et empreint desd. armes, huit vieilles cuillers d’argent dont trois marquées des armes du défunt, dix vieilles fourchettes dont cinq aux armes, un petit bénitier d’argent sans armes, une grosse sonnette à huit grelots et sa dandinoire, une petite chaînette et un petit tour d’argent servant à une tasse, deux petites cuillers à café avec une petite fourchette, le tout pesant trente-sept marcs et six onces.
C’est l’un des patrimoines les plus modestes en la matière. Il dispose, pour manger, de neuf plats et trois douzaines d’assiettes en étain, ainsi que d’un plat et de huit assiettes en faïence, ce qui est rare à cette date : généralement, la faïence de table, pour ces grands personnages, ne se trouve qu’en leur “campagne”, le château rural où ils ne passent que les vacances, du début août à la mi-octobre, et où ils peuvent recevoir en toute décontraction. Pour eux, la faïence est à la vaisselle de métal ce que, pour nous, l’assiette en carton est à l’assiette de table quotidenne : on ne reçoit pas avec dans un dîner de ville.
Son statut commence à changer sous la Régence, après la mort de Louis XIV. C’est alors qu’on commence à la montrer sans honte et à manger dedans, au moins dans l’intimité. Sa décoration de plus en plus riche tout au long de la Régence lui donnera ses lettres de noblesse et les Grands commenceront alors à l’admettre dans leurs hôtels particuliers, où elle figurera de plus en plus dans les inventaires autrement qu’en garnitures de cheminée. Les assiettes armoriées en faïence se feront alors moins rares.

Les créations de manufacture :
Si les édits somptuaires avaient influencé les achats de faïence, cela devrait se traduire dans les créations d’entreprise. Voici ce qu’il en est à Rouen, pour ce que l’on en sait :
1ère fabrique : 1644, Edme Poterat ; 2ème : 1674, Poterat fils. C’est avant le premier édit.
3ème : 1698, société Bertin-Heugue-Vallet ; 4ème : 1698 : François Le Masson. La fin du privilège de 50 ans des Poterat motive ces investissements par un marchand faïencier et un parlementaire.
5ème : 1707 : de Becdelièvre, président de Brumare. Ce parlementaire transforme sa verrerie en faïencerie car, concurrencée par une plus grande, elle n’est plus rentable. C’est avant le fameux édit.
6ème : 1714 : société Langlois-Faupoint. Une autre société se forme fin 1714, mais se dissout un an après sans création. 7ème : 1715, société Lelièvre-Flandain ; 8ème : 1716, Paul Caussy ; 9ème : 1718, Noël Faupoint ; 10ème : 1719, Henry Pinon des Bréards ; 11ème : 1720 : Hédouin de Préfossé.
12ème : 1725, Antoine Flandain : passage de poterie (chez Hédouin ?) à faïence brune, création.
1726 : Nicolas Macarel et Leclerc prennent la suite de Flandain chez Hédouin ?
13ème : 1729, Jean-Baptiste Poitevin ; 14ème : 1729, demande, 1733 création, Nicolas Macarel.
15ème : 1760, Pierre Dumont ; 16ème : 1770, Pierre Heugue ; 17ème : 1771 : Charles Lepage.
18ème : 1782, William Sturgeon.

On remarque deux périodes favorables où les créations se concentrent : la première, de la fin de 1714 à 1720, voit au moins 6 fabriques se créer, voire 7, Flandain, créateur en 1725, figurant déjà comme potier en 1722. La seconde, moins intense, court de 1729 à 1733, mais est limitée par l’arrêt du 9 août 1723 qui interdit de monter un four sans demande préalable de privilège, et l’édit de 1731 qui fixe les mesures et les vocations des fours existants. Plusieurs demandes ont été refusées en 1734 par le Conseil d’Etat.
Il est remarquable que l’édit de 1709 ne soit suivi d’aucune création avant 5 ou 6 ans.


Les investissements manufacturiers :
A défaut de création de nouvelle manufacture, on pourrait s’attendre à l’accroissement de l’outil de travail de celles déjà en place. Voici ce que l’on en connaît :
1716 : 2ème faïencerie : 2 fours jumeaux neufs, peut-être un moulin.
1718 : 5ème faïencerie : 1 nouveau four et 1 moulin.
1719 : 3ème faïencerie : 1 moulin ; 8ème faïencerie : 1 nouveau four et 1 moulin, 1 maison neuve.
1729 : 1ère faïencerie : 2 fours jumeaux neufs ; 7ème : 1 nouveau four et 1 moulin.
1729 ou 1730 : 10ème faïencerie : 1 nouveau four.
1730 ou 1731 : 9ème faïencerie : 1 nouveau four.
1734 : 6ème faïencerie : 1 moulin.
1743 : 9ème faïencerie : 1 moulin.
1746 : 8ème faïencerie : 1 nouveau four.

Là encore, on retrouve les deux périodes précédentes. On peut croire que les 4ème et 10ème faïenceries, dont les moulins existent en 1747 et 1743, les ont construits lors de la seconde période. Une fois de plus, notons qu’aucun investissement nouveau n’est pratiqué à la suite des édits de 1709.

Deux grandes périodes :
Au total, la première période, allant de la fin de 1714 à 1720, voit la construction de 10 ou 11 fours et de 3 ou 4 moulins, soit pratiquement la moitié de toutes les structures faïencières édifiées à Rouen. Globalement, il s’agit de la Régence jusqu’à l’effondrement du système bancaire de Law, période dynamique, tranchant avec la longue période de disette connue à la fin du règne de Louis XIV.
La seconde période, de 1729 à 1734, quoique bridée par les édits, bénéficie de 7 fours et au moins 2 nouveaux moulins, sinon 4. C’est l’époque où le cardinal Fleury, premier ministre de Louis XV, réussit à rétablir le budget de la France. En 1738, chose rarissime, il le rendra bénéficiaire.

La diffusion de la faïence :
L’étude de plus de 200 inventaires après décès sur 10 ans, trop faible malgré tout pour en tirer des enseignements définitifs, ne montre pas de différence notable dans la possession de faïence par les défunts avant ou après l’édit de 1709. Les deux années précédentes (1707 et 1708), près de la moitié des disparus n’en possédaient aucun objet. Cette proportion tombe à 36,5 % de 1709 à 1714, puis à 25 % en 1715 et 1716. La pénétration de cette matière dans les foyers se fait progressivement et de manière régulière.
La mission première de la faïence est de décorer, soit en vases de jardins, dont la noblesse dresse des “théâtres” de plus de 100 vases à la fois dans les jardins de ses hôtels particuliers, soit en garnitures de cheminée, qui représentent au début la moitié des objets recensés. Toujours nombreuses par la suite, ces garnitures, qui comptent habituellement entre cinq et neuf objets, sont dépassées par la faïence de table et de toilette, dont la diversité va croissante et, après les cruches, cuvettes, pots à l’eau et divers autres pots arrivés en premier pour leur qualité d’étanchéité, on assiste à la montée en puissance des plats et assiettes qui, trouvés à l’unité jusque vers 1714, se voient par douzaines ensuite, devenant la faïence quotidienne du foyer.
Mais il importe de dire qu’il ne s’agit pas nécessairement de faïence de Rouen, dont la majeure partie était blanche. En effet, on note fréquemment leur provenance de Hollande : après la paix d’Utrecht en 1713, la faïence hollandaise décorée en bleu ou en polychromie, moins chère que celle de Rouen, revient en force inonder la France. Déjà, dans les garnitures de cheminées recensées chez les personnes d’âge mûr, beaucoup provenaient de Hollande, avant leur interdiction d’importation en 1701.
Si la bourgeoisie accepte facilement de manger dans de la faïence blanche, qui présente sur la vaisselle de métal l’avantage de la propreté, de la santé et de la neutralité du goût, et sur celle de terre vernissée celui de l’étanchéité et d’élimination du saturnisme, la noblesse, qui la relègue à la campagne, ne peut l’adopter pour la ville que si elle est décorée à ses armes et lui fait honneur sur la table quand elle reçoit. C’était déjà le cas des plats de montre, que l’on offrait aux mariages ou en des occasions particulières, mais qui ne servaient guère, destinés à l’exposition au mur ou sur des buffets.
L’assiette, dont les nombres semblent dire que l’usage s’étend plus particulièrement à partir de la Régence, reçoit à son tour des décors armoriés et l’on peut alors constituer des services, afin de dresser des tables entières rien qu’en faïence dont l’éclat, sous les flambeaux du dîner, ne le cède en rien à celui de l’argenterie. Symbolique de ce nouveau goût, Pierre Legendre, écuyer, secrétaire du roi, maison et couronne de France et des finances, frère du directeur de la Compagnie des Indes orientales, possède une impressionnante argenterie armoriée, une non moins nombreuse vaisselle d’étain également armoriée, mais dispose également de 8 douzaines d’assiettes de faïence à ses armes, de diverses pièces de garniture de cheminée et de 122 vases de jardin de faïence, plantés de divers arbustes. Son inventaire a lieu le 19 août 1716.

Conclusion :
A la lueur de ces éléments, certes partiels, on peut établir que l’édit somptuaire de 1709 ne fut pas suivi d’effets à Rouen, ni pour ce qui est de la fonte de la vaisselle d’argent, que toute la noblesse a conservée, ni pour une impulsion en faveur de la faïence, son adoption par la clientèle se poursuivant de façon naturelle et sans à-coups. En revanche, la période de la Régence marque un véritable tournant pour cette matière, dans laquelle les parlementaires investissent en suscitant des créations d’entreprises et en montrant l’exemple, délaissant peu à peu l’argenterie dans leurs réceptions pour promouvoir une faïence qu’ils désirent prestigieuse. Ils participent vivement à son évolution et aident à sa renommée.
Le coup d’arrêt subi par l’économie, avec l’effondrement du système de Law à la fin de 1720 et la réduction de trafic du port de Rouen par crainte de la peste de Marseille d’août 1720 jusqu’en 1723, n’empêche pas la faïence de Rouen de s’épanouir grâce aux commandes de la Cour, et la santé économique retrouvée entre 1729 et 1734 permet l’installation de nouveaux entrepreneurs et la mise à niveau des fabriques plus anciennes.
En revanche, la guerre de 1740 à 1744 contre l’Angleterre porte un coup aux exportations vers les colonies, qui se développaient depuis une dizaine d’années, mettant en difficulté plusieurs fabriques, et la Guerre de Sept-Ans, de 1756 à 1763, a raison de la plus belle faïence de Rouen, décorée en fin, déjà malmenée auprès de la noblesse par la concurrence des faïences de petit feu, de la terre d’Angleterre et de la porcelaine.
De 1733 à 1769, une seule manufacture voit le jour, celle de Dumont en 1760, tandis que Caussy n’arrive pas à vendre la sienne, avec ses trois fours. Mais il ne s’agit déjà plus que de fabriquer en masse de la faïence commune, en blanc commun ou blanche, arrivée sur la table des plus humbles, et surtout de la faïence brune pour les cuisines, principal de la vente déjà vers 1755.
Il paraît net que le développement de la faïence accompagne les périodes de bonne santé économique, non les périodes de crise comme celle de 1709, qui donna lieu aux édits somptuaires.